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et dimanche derniers, que s’est donnée la véritable fête. Sans doute la Comédie-Française, transportée au théâtre des Arts, n’y a représenté rien de plus qu’Horace, flanqué des trois cinquièmes du Menteur (encore cette fraction ! ) et que le Cid, accompagné de Corneille et Richelieu. Il ferait beau voir que la Comédie-Française offrit à Rouen ce qu’elle refuse à Paris ! Non ! ce n’est pas sur le théâtre, décidément, mais alentour, qu’a éclaté la popularité du poète : sa ville natale a fait de la dépense pour témoigner l’orgueilleuse joie qu’elle ressentait à se souvenir de ce cher fils. L’Académie française et plusieurs autres, la presse, la Société des auteurs dramatiques et celle des gens de lettres, le directeur de l’enseignement supérieur, et je ne sais combien de corporations, et tout le peuple de Rouen ont pris part à ces réjouissances. M. Gaston Boissier, ainsi que M. Arsène Houssaye, s’est mis en frais de prose, et M. Sully-Prudhomme de poésie ; M. de Bornier aussi a fourni des vers, et aussi M. Ratisbonne et M. Albert Lambert ; M. Henri de Lapommeraye, « ancien élève du lycée Corneille, » a fait acclamer une conférence gratuite ; on est allé en pèlerinage à Petit-Couronne visiter la maison du héros ; on a salué son logis de la rue Pierre-Corneille, reconstitué tout exprès ; on a défilé devant sa statue au son de plusieurs musiques de régiment. Dirai-je les rues décorées, les régales, le ballon, la réunion foraine, la fête vénitienne, l’illumination, « l’embrasement du pont de pierre ? » Il faudrait la verve de Dorante, — mais d’un Dorante véridique, — pour décrire ces « divertissemens : »


Tout l’élément du feu tombait du ciel en terre !


Ces témoignages de la piété publique, outre qu’ils amusent les fidèles, sont excellens. Racine, dans le discours récité par M. Got, déclarait magnifiquement que, si les écrivains vont jusqu’au chef-d’œuvre, « quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort, cette différence cesse. La postérité… fait marcher de pair l’excellent poète et le grand capitaine. » On nous l’a bien fait voir à Rouen : quelle autre pompe eût-on inventée pour fêter un général ? Des régates, un ballon, une fête vénitienne, on n’aurait pu rien imaginer de plus ; M. de Bornier eût sans doute retourné son poème : Corneille eût parlé à Napoléon au lieu de Napoléon à Corneille ; mais de quel côté est l’avantage ? L’auteur du Cid, il faut le reconnaître, a reçu en plein vent les mêmes honneurs qu’un soldat ou qu’un politique ; sa mémoire n’a rien à réclamer de la dévotion des passans. Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher d’y revenir, n’y avait-il pas une façon de célébrer ce mort qui lui convînt plus proprement ? Quand même chacun des pèlerins de Petit-Couronne aurait rapporté dans un reliquaire une miette du soulier de