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lecture. Singulier travers chez une femme si sérieuse et d’un goût si vif pour les choses de l’esprit. Il est vrai que Mme de Grignan n’aimait pas les histoires, que ce fussent, d’ailleurs, des histoires romanesques ou véridiques. Elle préférait de beaucoup les livres de morale. Aussi se plaisait-elle aux Essais de Nicole, que sa mère aimait tant et qu’elle lui avait envoyés : « Vous me ravissez d’aimer les Essais. » Mais tandis qu’elle partageait le goût de sa mère pour ce livre, ce qui « ravissait » le bien bon, elle avait un contradicteur dans le chevalier de Sévigné, qui, en cela, montrait un goût peut-être plus juste et plus fin que sa mère et que sa sœur. Il s’étonnait avec raison que celle-ci « qui s’y connaissait bien et qui aimait tant les bons styles, pût mettre en comparaison le style de Port-Royal et celui de M. Pascal… M. Nicole met une quantité de paroles dans le sien, qui fatigue et qui fait mal au cœur à la fin : c’est comme qui mangerait trop du blanc-manger. » Il poussait même la sévérité trop loin lorsqu’il disait que le Traité de la connaissance de soi-même paraissait « distillé, sophistique, galimatias et par-dessus tout ennuyeux. » Si Mme de Grignan aimait Nicole, elle parait avoir encore plus aimé Montaigne, car son frère ajoutait : « Pour vous adoucir l’esprit, je vous dirai que Montaigne est racommodé avec moi. » En même temps qu’elle lisait les moralistes, elle posait elle-même des questions de morale et elle demandait « si celui qui est en colère et qui le dit est supérieur au traditor qui cache son venin sous de belles et de douces apparences[1]. » Le chevalier lui demande si cette question regarde Mme de Lafayette, que Mme de Grignan n’aimait pas, qui n’était peut-être pas d’une parfaite sincérité. Cependant, Mme de Grignan insistait et défendait son goût pour Nicole. Mais le chevalier ne cédait pas, et reprochait à sa sœur son goût pour le quintessencié : « Je vous dis que le premier tome des Essais de morale vous paraîtrait tout comme à moi, si la Marans et l’abbé Têtu ne vous avaient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les galimatias vous paraissent clairs et aisés[2]. Pascal, la Logique, Plutarque et Montaigne parlent tout autrement ; celui-ci parle parce qu’il veut parler et souvent il n’a pas grand’chose à dire. » Qui a raison dans ce débat ? Peut-être les deux parties. Le chevalier parle en homme de goût et

  1. Le chevalier de Sévigné résumait la même question faite par sa sœur, mais en d’autres mots : « La question que vous faites des gens qui évaporent leur bile en discours impétueux et ceux qui la gardent sous des faux semblans. » On voit par là qu’il n’est pas facile de retrouver le texte primitif dans les réponses du correspondant.
  2. Il faut avouer que le petit traité de l’Amour de Dieu, le seul écrit qui nous reste de Mme de Grignan, ne justifie que trop ce goût que lui reproche son frère pour le galimatias.