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perdu de sa distinction ; mais elle avait un peu perdu de ce vernis mondain qui, chez tant de femmes, tient lieu de distinction réelle et auquel la plupart se laissent tromper. Carlyle s’était aperçu que, lorsqu’elle était dans un cercle de belles dames, elle avait l’air un peu « rustique. » Il ne s’était pas demandé pour qui cette créature exquise s’était endurcie aux tâches grossières, ni pourquoi ses toilettes étaient pauvres. Il remarquait seulement qu’elle avait l’air « rustique, » tandis que la femme de son noble ami lord A.., la brillante lady A.., qui daignait caresser de ses mains aristocratiques l’ancien paysan devenu le lion du jour, avait un « air de reine. » Il ne lui échappait pas non plus que lady A… avait un salon élégant, rempli d’autres femmes ayant des « airs de reine, » de gens de lettres, d’artistes, et qu’un premier rôle y attendait l’auteur de l’Histoire de la révolution française s’il consentait à s’y montrer. Il se laissa fléchir, parut chez lady A.., y reparut, et finalement, lui à qui ses travaux n’avaient jamais permis de donner à sa femme plus de « vingt minutes à une demi-heure » par jour, il trouva tout à coup le temps de passer des journées et des semaines à respirer l’encens de Bath House et de La Grange[1]. Il est vrai que c’était de l’encens titré et que celui-là a toujours senti meilleur pour les nez plébéiens. Mme Carlyle était invitée de loin en loin, et à la campagne seulement, à l’accompagner. La châtelaine avait alors une manière de lui faire sentir qu’elle n’était tolérée qu’à cause de son mari, et Carlyle une manière de lui montrer qu’elle n’était « qu’un de ses bagages, » qui lui rendaient les visites à La Grange insupportables.

Ce fut le coup de grâce. Le désespoir s’empara d’elle. Les besoins de tendresse qu’elle refoulait depuis son mariage, — Carlyle lui avait signifié « qu’il n’aimait pas les sentimentalités, » — tournèrent en jalousie, et le passé même fut gâté par le présent. Les innombrables sacrifices accomplis en riant et oubliés remontèrent à sa mémoire et elle se mit à les rapprocher avec amertume de la récompense qu’elle avait reçue. Le chagrin altéra son caractère, elle eut des impatiences et des aigreurs pour lesquelles on pense bien que Carlyle n’eut pas d’indulgence. Il fut sans pitié, il eut de ces mots qui vont au cœur et ne s’oublient jamais. Pour l’un et pour l’autre, une grande ombre s’étendit en arrière sur toutes les années vécues ensemble. Les fragmens qu’on va lire sont empruntés à un journal que Mme Carlyle a écrit vers la fin de la crise.

« 22 octobre 1855. — J’ai été interrompue hier soir par le retour

  1. Bath House était la maison des A.., à Londres ; La Grange leur château du Hampshire.