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réellement admirables dont la statue de Persée n’est que l’expression accidentelle. S’il avait été une femme vivant à Craigenputtock avec un mari dyspeptique, à seize milles d’un boulanger et ce boulanger mauvais, toutes ces mêmes qualités auraient trouvé leur emploi dans la confection d’une bonne miche de pain.

« Je ne puis dire tout ce que cette idée répandit de consolation sur les tristesses de ma vie pendant les années que nous vécûmes dans ce lieu sauvage où, de mes trois devancières immédiates, deux étaient devenues folles et la troisième ivrogne ! »

La lettre du pain mérite par le naturel et la grâce du tour d’être placée à côté de la lettre du cheval, de Mme de Sévigné. Mme Carlyle, qui avait infiniment d’humour, et du plus fin, aimait à revenir sur le contraste entre ses rêves déjeune fille romanesque et la réalité. Elle s’égayait volontiers aux dépens de « cette malheureuse jeune personne, Jane Welsh, » passée « de l’état de fille unique élevée en vue d’une grande position » à l’état de Mme Thomas Carlyle.

Les lecteurs sont peut-être surpris qu’une femme intelligente, faisant des vanités de ce monde le cas extrêmement médiocre qu’elles méritent, ait supporté toutes ces choses et encore beaucoup d’autres, par ambition, pour le plaisir assez creux d’avoir un mari célèbre. Les lectrices ne s’y sont certainement pas trompées. Elles ont deviné que la petite « alouette » s’était éprise de son mari ; d’où sa force et sa faiblesse. Comment cela arriva-t-il ? Comment ce parvenu dur et rechigné, contempteur assidu de la femme, eut-il le secret de se faire adorer ? Par quel contre-coup énigmatique un régime uniforme de dédains et de rebuffades mit-il le feu à un cœur tendre et passionné ? C’est là un de ces mystères dont la clé échappe. L’esprit souffle où il veut, l’esprit féminin surtout, et le sage s’incline devant ses décrets sans prétendre les sonder. Il est aisé d’expliquer par où Carlyle pouvait et devait intéresser une femme supérieure ; qu’il ait inspiré l’amour, voilà l’inexplicable.

Carlyle savait être éblouissant. Sa théorie du silence est célèbre ; M. Émile Montégut la place à côté des grandes idées de Carlyle : culte des héros, identité de la puissance et du droit, nécessité des symboles, explication de la révolution française. Mais, comme la plupart des grands taciturnes, il avait des heures où il était bavard ; Mme Carlyle avait coutume de dire qu’il « aimait le silence platoniquement. » Il venait des instans où le flot de pensée accumulé dans son cerveau avait besoin de se faire jour. Carlyle s’épanchait alors en improvisations étincelantes et pittoresques qui ont fait sa réputation de parleur, car, pour causeur proprement dit, il ne le fut jamais. La contradiction lui était insupportable, et son éloquence avait besoin de couler en liberté. Il contemplait les contradicteurs