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ne se rendent pas compte de cela. Je sais que, pour ma part, j’étais très près de devenir folle quand j’ai fait cette découverte.

« Vous raconterai-je comment je l’ai faite ? Cela pourra vous servir de réconfortant dans de semblables momens de fatigue et de dégoût. J’étais allée avec mon mari habiter une petite propriété toute en marais tourbeux. C’était un endroit très triste et un séjour fort maussade. A seize milles à la ronde, on ne trouvait aucunes ressources ; pas de boutiques, pas même de bureau de poste. De plus, nous étions très pauvres et, ce qui est encore pire, étant une fille unique et ayant été élevée en vue « d’une grande position, » j’étais brillante latiniste et bonne mathématicienne, mais d’une ignorance sublime pour toutes les choses pratiques. Dans ces circonstances extraordinaires, il me fallut apprendre à coudre ! Je constatai avec horreur que les maris étaient sujets à percer leurs bas et perdaient continuellement leurs boutons, et que l’on comptait sur moi pour voir à tout cela. Il me fallut aussi apprendre à faire la cuisine, aucune servante capable ne voulant consentir à vivre dans un endroit aussi perdu, et mon mari ayant les digestions difficiles, ce qui compliquait terriblement ma situation. Pour comble de maux, le pain qu’on apportait de Dumfries « lui aigrissait l’estomac » (bonté divine ! ) et il était évidemment de mon devoir d’épouse chrétienne de boulanger à la maison. Je fis donc venir le Cottage Economy de Cobbett et j’entrepris de fabriquer une miche de pain. Je n’entendais rien à la fermentation de la pâte et au chauffage des fours ; il se trouva donc que ma miche fut mise au four à l’heure où j’aurais dû moi-même me mettre au lit, et je restai la seule personne éveillée dans une maison située au milieu d’un désert. Une heure sonna, puis deux, puis trois ; et j’étais toujours là, entourée de cette immense solitude, le corps brisé par la fatigue et le cœur oppressé par un sentiment d’abandon et de dégradation. Moi qui avais été si gâtée dans ma famille, dont le bien-être était l’occupation de toute la maison, à qui l’on n’avait jamais demandé de faire autre chose que de cultiver mon esprit, j’étais réduite à passer la nuit à surveiller une miche de pain, — qui peut-être ne se serait pas du tout du pain ! Ces pensées me rendaient folle, tellement que je posai ma tête sur la table et me mis à sangloter. C’est alors, je ne sais comment, que me vint à l’esprit l’idée de Benvenuto Cellini veillant toute une nuit sur le fourneau d’où allait sortir son Persée, et je me demandai tout à coup : Après tout, aux yeux des puissances d’en haut, y a-t-il une si grande différence entre une miche de pain et une statue de Persée, quand l’une ou l’autre représente le devoir ? La ferme volonté de Cellini, son énergie, sa patience, son ingéniosité, voilà les choses