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« oppressée » par l’affection de sa mère. Elle cherchait à expliquer ses froideurs et ses apparentes résistances : « Vous expliquez très bien cette volonté que je ne pouvais deviner, parce que vous ne vouliez rien. »

Puis revenaient les complimens réciproques sur les lettres de l’une et de l’autre. On ne peut contester à Mme de Grignan d’avoir admiré sérieusement les lettres de sa mère. Elle les trouvait vives et agréables et disait qu’elles n’étaient point « figées[1]. » Sa mère lui renvoyait son compliment : « Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l’abbé de Pontcarré ; c’est la plus divine lettre du monde. Il n’y a rien qui ne pique et qui ne soit joli ; il en a envoyé une copie à l’éminence ; car l’original est gardé comme la châsse. » Il paraît que le sel était ce qui distinguait l’esprit de Mme de Grignan, comme la grâce et le charme celui de la mère ; elle pouvait même quelquefois s’élever jusqu’à l’éloquence. On sait combien la mort de Turenne a inspiré Mme de Sévigné. Sa fille lui avait répondu avec la même émotion, et l’on voudrait bien avoir cette autre oraison funèbre pour la comparer à la première : « Je voudrais mettre tout ce que vous m’écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre. Vraiment votre lettre est d’une beauté et d’une énergie extraordinaire. Vous étiez dans ces bouffées d’éloquence que donne l’émotion de la douleur. » Cette émotion était assez vive pour qu’elle pût lui dire que le « cardinal de Bouillon ne lirait pas cet endroit sans pleurer. » Le mot de Saint-Hilaire, raconté par Mme de Sévigné, avait fait « frissonner » sa fille. Son âme, qui était d’une trempe mâle et élevée, avait été ébranlée par la mort d’un si grand homme.

On est trop heureux de rencontrer de temps à autre quelques passages que l’on peut considérer comme textuels et qui sont alors de vrais fragmens. Son procès étant gagné, Mme de Grignan écrit à sa mère « qu’elle s’ennuie de ne plus être agitée par la haine. » Elle envoie a Corbinelli « toutes ses animosités. » Elle fait un éloge admirable d’un magistrat « dont la justice est la passion dominante. » Elle disait que sa mère « s’était remariée en Provence. » Elle « criait après ce temps qui lui emportait toujours quelque chose de sa belle jeunesse. » Elle aurait voulu que sa mère « vit son cœur ; » elle en serait contente ; et Mme de Sévigné, qui la connaît, lui répond : « Vous n’êtes point une diseuse ; vous êtes sincère. »

  1. Voilà un de ces passages ou il est difficile de savoir si l’expression est de la mère ou de la fille : « Je suis ravie que vous aimiez mes lettres ; il est vrai que pour figées, elles ne le sont pas. » Est-ce une expression renvoyée ou une expression traduite ? Nous penchons pour la première hypothèse.