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A la date du 7 décembre 1826, on lit : « Ma vie entière a été un cauchemar continuel, et mon réveil sera dans l’enfer. (Tieck.) » Le reste à l’avenant.

Il avait pourtant établi dans son ménage, sitôt qu’il avait été remis du désarroi des débuts, une sage règle qui rendait la présence protectrice de John presque superflue. Carlyle n’avait d’idées que lorsqu’il était seul et dans un silence absolu. Le plus léger bruit, le moindre mouvement mettaient ses idées en fuite et le rendaient incapable de travail pour plusieurs jours. L’orgueil, même légitime, peut produire une extrême timidité d’esprit, et c’était son cas ; il l’a avoué plus tard. Il prit donc ses mesures pour avoir du calme. Il vécut seul, le jour et la nuit, dans son cabinet de travail et à la promenade. Peu ou point de visiteurs ; il avait prévenu sa femme, avant le mariage, que, « dès qu’il serait le maître d’une maison, le premier usage qu’il ferait de sa maison serait d’en fermer la porte au nez des intrus nauséabonds. Je me sens, avait-il ajouté, assez de vigueur pour expédier ce gibier-là à la douzaine, et de façon qu’il n’y revienne jamais. » Il ne supportait, bien entendu, aucun bruit dans la maison ni aux alentours ; l’une des principales fonctions de Mme Carlyle était d’obtenir, par persuasion ou autrement, la mort, ou à tout le moins l’exil des coqs, poules, chats, chiens, perroquets, que leur mauvaise étoile avait amenés dans le voisinage de son époux. Bien entendu aussi, la soumission au maître devait être aveugle. Je veux, disait-il, que, si je demande de la soupe aux cailloux, on me fasse de la soupe aux cailloux. Il va de soi qu’avec ces principes, et au siècle où nous sommes, Carlyle avait constamment maille à partir avec ses servantes. Ses Notes témoignent de la place, un peu trop grande pour notre goût, qu’il avait laissé prendre, dans ses préoccupations, à ses griefs contre les « butordes de souillons, » coupables de ne pas comprendre que, « porter ses incompétences ailleurs, » cela veut dire, en style carlylien, s’en aller. Il se vengeait en leur disant de ces énormes injures littéraires qu’on passe à la nourrice de Juliette, mais qui ne sauraient se reproduire en prose vulgaire. Quant à sa femme, il la voyait rarement en dehors des heures de repas et lui parlait peu. Il y eut des périodes où il restait quelquefois une semaine entière sans lui adresser la parole et sans tourner les yeux vers elle. Ce n’était pas qu’il ne lui fût attaché et qu’il ne rendit justice à ses qualités, mais il était absorbé dans les réflexions d’où allaient sortir Sartor resartus et Y Histoire de la révolution française. « Le génie d’un homme n’est pas une sinécure, » disait Mme Carlyle, qui en savait quelque chose.

Il n’était plus question de collaboration et d’association