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Lorsqu’elle eut enfin promis d’être sa femme, une période d’explications laborieuses commença. Mlle Welsh avait tenu à assurer la jouissance de sa fortune à sa mère. Carlyle s’était juré, et personne, certes, ne l’en blâmera, de ne jamais se ravaler au misérable métier « d’homme de peine littéraire. » Il fallait pourtant manger. Carlyle trouva un expédient : il proposa de se faire fermier : « Je me vois, écrivait-il à M, le Welsh, montant à cheval dans la lumière grise du matin et fondant comme un ange destructeur sur les filles indolentes, excitant chaque main paresseuse, cultivant et nettoyant, labourant et plantant jusqu’à ce que le sol qui m’entoure soit un vrai jardin. Dans les intervalles, je m’occuperais de littérature. Ainsi contraint de vivre selon les besoins de la nature, en douze mois je serai l’homme le plus riche de trois paroisses. »

Carlyle avait beaucoup lu nos écrivains du XVIIIe siècle et l’on voit que ce n’avait pas été sans fruit. Cette vie conforme aux « besoins de la nature, » cette conception poétique du métier de fermier sentent leur Rousseau[1] avec une pointe d’emphase de plus. Carlyle, du reste, rappelle quelquefois Rousseau, ne serait-ce que par l’exagération et le grossissement de toutes choses ; mais il y a entre eux une différence très essentielle : la violence, chez Rousseau, était dans le sentiment, chez Carlyle, elle est surtout dans le mot. Il ne faut jamais perdre de vue, en le lisant, un aveu qu’il a laissé tomber sur une page de son journal intime et qui pourrait servir d’épigraphe à certains chapitres de ses ouvrages : « J’exagère dans mon langage, parce que… j’ai le désir secret de compenser la mollesse du sentiment par la violence de la description. »

Jane Welsh avait son opinion faite sur les capacités pratiques de Carlyle, et, d’ailleurs, elle ne l’épousait pas pour qu’il se mît à labourer. Elle rejeta bien loin l’idée de ferme. Il insista : « Croyez-moi, Jane, lui écrivait-il, cette littérature qui nous attire tous les deux ne peut pas former à elle seule la nourriture d’un esprit humain. Aucune vérité ne s’est imposée à moi aussi invinciblement. Je le sens en moi-même. Je le vois chaque jour chez les autres. La littérature est le vin de la vie : elle n’est pas, ne peut pas être sa nourriture. » Quelques jours après (20 janvier 1825), il s’adresse à sa pitié, dépeint ses souffrances et le naufrage intellectuel dont il est menacé : « Depuis bien des mois, toutes les voix de ma conscience ont tonné en moi comme la trompette de l’archange : Homme ! tu marches vers la destruction. Tes jours et tes nuits se dissipent en vains tourmens, ton cœur se dissout dans l’amertume.

  1. Il faut noter aussi que Carlyle venait de traduire Wilhelm Meister, où le mélange des occupations pratiques est très recommandé.