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allusion à cette philosophie un peu trop stoïque que sa fille professait avec hauteur et peut-être aussi avec quelque dureté, aie lui disait : « La morale chrétienne est un remède à tous les maux ; mais je la veux chrétienne ; elle est trop cruelle et trop inutile autrement. » Cependant, toute philosophe qu’elle était, Mme de Grignan n’était-elle pas quelquefois plus exigeante et plus rigoriste en matière de dogme que Mme de Sévigné (si toutefois c’est à elle que s’adressaient les mots suivans) : « Vous aurez peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du roi et de la sainte Écriture. » La philosophie s’alliait chez Mme de Grignan au bel esprit : elle était de l’hôtel de Rambouillet plus encore que sa mère ; elle avait des scrupules de purisme qui nous étonnent et qu’elle lui communiquait. Par exemple, elle était choquée de ce terme de Nicole : l’enflure du cœur. On ne voit pas trop pourquoi ce mot déplaisait aux deux dames : car il a quelque chose de beau et de fort ; mais on n’était pas loin du temps des précieuses.

Les lettres suivantes contenaient quelques plaisanteries dont la réponse nous donne le reflet. Mme de Grignan racontait que, pour se débarrasser d’un importun, pendant qu’elle voulait écrire, elle lui avait persuadé qu’il voulait faire la siesta et l’avait mis sous clé. Elle dépeignait les dames de Provence avec « leurs habits d’oripeaux » et faisait de leurs figures un portrait peu flatteur : « Quels chiens de visages ! lui écrit sa mère ; je ne les ai jamais vus nulle part. » Elle comparait M. de Chaulnes et M. de Lavardin au soleil et à la lune, dont l’un se lève quand l’autre se couche ; et, quant à elle-même, « elle était toujours sur l’horizon, » toujours en occupation et en représentation ; et elle craignait que, lorsqu’elle voudrait se reposer, « il n’en fût plus temps ! » Étant grosse, elle craignait « la mode de Provence, » qui était « de faire deux ou trois enfans » au lieu d’un. Elle contait une histoire merveilleuse d’un quasi-sorcier, nommé Auger, auquel, malgré toute sa philosophie, elle ne laissait pas de croire. Mme de Sévigné n’était pas trop rassurée sur l’origine de ces prodiges et craignait que « ces miracles du solitaire ne le conduisissent du milieu de son désert dans le milieu de l’enfer. » Enfin, mêlant à tous ces bavardages des renseignemens sur sa santé, elle décrivait « l’étonnement de ses entrailles sur la glace et le chocolat. » Elle recevait la visite de Coulanges ; et, quelque aimable qu’il fût, elle était bien aise de le voir partir : elle aimait mieux le voir s’en aller le lendemain que de demeurer avec lui toute sa vie : « Cette éternité vous fait peur ! » Tous ces détails paraissaient puérils à Mme de Grignan. Elle les appelait des fadaises. Pour sa mère, au contraire, ces fadaises étaient douces : « Hélas ! si vous les haïssez, vous n’avez qu’à brûler mes lettres. »