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les litières que « quand elles étaient arrêtées. » Elle écrit à sa mère une lettre sur Marseille, et celle-ci lui répond : « Jamais narration ne m’a tant amusée. » La voici en raccourci : « Vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens ; vous y avez reçu des honneurs comme une reine, et moi plus que je ne vaux ; je n’ai jamais vu une telle galanterie que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je crois que Marseille vous aura paru beau ; vous m’en avez fait une peinture extraordinaire qui ne déplaît pas ; cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serais fort aise de voir cette sorte d’enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit pas ici. » On devine par ce passage que Mme de Grignan avait été moins frappée de la beauté de la ville que de l’horreur du bagne. Marseille lui avait paru un enfer. Il faut que la description ait été énergique pour que Mme de Sévigné en fût frappée à ce point.

En autre récit que nous voudrions avoir est celui d’un monsieur qui, rendant visite à Mme de Grignan, et voulant faire honneur à Mme de Sévigné, dépeignait l’esprit de celle-ci comme « juste et carré, composé et étudié. » Cette contre-vérité fait beaucoup rire Mme de Sévigné et avait aussi donné envie de rire à la comtesse : « Je vous ai plainte de n’avoir personne à regarder. » On apprend par la même lettre que Mme de Grignan dédaignait un peu légèrement La Fontaine : c’était un écrivain trop frivole pour elle ; Mme de Sévigné la relève assez vivement sur ce point. C’était d’ailleurs une sorte d’ingratitude envers celui qui lui avait dédié une de ses plus charmantes fables.

En même temps qu’elle écrivait à sa mère, elle écrivait aussi à son frère, et la lettre dont il est question (7 juin 1671) devait avoir pour sujet les folles amours, pour ne pas dire les grossières débauches du chevalier. Mme de Sévigné avait averti sa fille, dans des termes d’une crudité extraordinaire, de la manière dont son fils avait passé la semaine sainte. Il est probable que Mme de Grignan, de son côté, ne se gênait pas beaucoup avec son frère ; car sa mère lui répond : « La lettre que vous avez écrite à mon fils n’est pas fricassée dans la neige ; vraiment elle est fricassée dans du sel à pleines mains ; depuis le premier mot jusqu’au dernier, elle est parfaite. »

Les lettres de Mme de Grignan étaient peut-être un peu sèches ; et sa mère se plaint souvent « de la haine qu’elle a pour les détails. » Il est un sujet cependant sur lequel Mme la gouvernante, comme on l’appelait en Provence, n’était pas parcimonieuse de détails : c’est la description du château de Grignan et de son rôle de