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lui avons juré une amitié dont la dissimulation est le lien et notre intérêt le fondement.. » La bonne et charmante Mme de Sévigné n’eût jamais trouvé d’elle-même un trait si acéré ; mais elle déclare « qu’elle n’a jamais rien vu d’aussi beau. » Notre philosophe paraît aussi avoir soutenu cette opinion hardie : « qu’il n’y a point d’ingratitude dans le monde, » doctrine nouvelle à laquelle sa mère opposait la vieille doctrine, l’une étant à l’autre « comme Aristote à Descartes. »

Toute raisonneuse qu’elle était, on a déjà dit que la comtesse aimait à rire ; malheureusement ses plaisanteries nous échappent la plupart du temps, et Mme de Sévigné se contente d’y faire allusion sans les reproduire : « Il y a plaisir de vous envoyer des folies, vous y répondez délicieusement. » — « Je ne sais rien de si plaisant que ce que vous m’écrivez là-dessus ; je l’ai lu à M. de La Rochefoucauld ; il en a ri de tout son cœur. » — « M. de La Rochefoucauld est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines[1] : il y a plaisir à vous mander des bagatelles ; vous y répondez très bien, on voudrait bien aussi vous comprendre. » — « L’endroit où vous dites que M. de Grignan a deux côtes rompues l’a fait éclater[2]. » Elle disait encore plaisamment qu’elle devenait rouge quand elle pensait aux péchés des autres. On voudrait bien aussi comprendre la plaisanterie relative au cardinal Grimaldi : « Votre peinture du cardinal Grimaldi est excellente : cela mord ; il est plaisant au dernier point et m’a fait bien rire. » Le genre d’esprit de Mme de Grignan paraît avoir été quelquefois une sorte d’humour qui n’était pas tout à fait dans l’esprit de son siècle, quelque chose de dur, de fort et de hardi, comme lorsque, peignant la méchanceté de Mme de Marans, « elle parle des punitions qu’elle aura dans l’enfer. » Mme de Sévigné n’a jamais de ces traits violens et cruels, mais elle les trouve admirables chez sa fille, et elle les relève aussitôt et les corrige avec une grâce charmante : « Mais savez-vous bien que vous irez avec elle ? Vous continuerez à la haïr[3]. Songez que vous serez toute l’éternité ensemble. »

Bientôt la comtesse écrit à sa mère qu’elle a des langueurs et des malaises et que « de méchantes langues » interprètent ces symptômes comme des signes de grossesse. Mme de Sévigné se déclare du parti des médisans. Cependant elle va à Marseille et s’y fait conduire en litière, quoiqu’elle eût coutume de dire qu’elle n’aimait

  1. Il s’agit de chanoines nègres qui chantaient la messe à l’état de nature.
  2. Allusion d’un goût douteux à la mort des deux premières femmes de M. de Grignan.
  3. Dans une plus ancienne édition, on lit : « si vous continuez à la haïr, » ce qui offre un sens plus clair.