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plus le contraire ; elle est autre chose. Auerbach reprochait à Jean-Paul II de faire sa cuisine au punch, comme s’il n’y avait pas d’eau naturelle dans le monde. » Lui-même a fini par faire sa cuisine à l’eau bénite, et dans ses derniers romans on sent beaucoup trop la bénédiction.

Si les lettres qu’on vient de publier ajoutent peu de chose à l’idée que nous pouvions nous faire d’Auerbach par la lecture de ses ouvrages, il ne faut pas non plus y chercher des portraits fort ressemblans des personnages célèbres dont Il a approché. Il en a connu beaucoup, mais il les connaissait très mal. Comme l’a remarqué un éminent critique, M. Julian Schmidt, il y avait de la précipitation et de l’a priori dans ses jugemens, il n’avait pas la faculté d’attendre et d’écouter[1]. Il voyait les hommes tels qu’il lui semblait naturel qu’ils fussent, et il s’exposait ainsi à des méprises, à des étonnemens, quelquefois à des déceptions. Il en convient lui-même dans une de ses lettres : « J’ai le tort, écrivait-il un jour, de me tracer d’avance un programme des caractères, de leur prêter une logique, un esprit de conséquence qu’ils n’ont pas, et j’oublie combien il y a d’amalgame et d’alliage dans les choses de ce monde. » Les personnages de ses contes sont cent fois plus vivans, plus, réels que les hommes en chair et en os qu’il avait vus de ses yeux et dont il faisait le portrait à son ami Jacob. Qu’il s’agisse de la reine de Prusse ou du baron : de Roggenbach, de Gutzkow ou de David Strauss, il passe à côté du mot juste, du mot vrai, de celui qui dispense des autres, il ne met jamais dans le blanc, de même qu’en rapportant l’entretien qu’il eut avec Tourguénef, le 21 septembre 1871, il répète les durs et iniques jugemens que portait sur nous et sur nos malheurs le grand romancier russe, sans rien comprendre à l’affection chagrine, mêlée d’un mépris volontaire, que ressentait pour la France ce gallophobe qui ne pouvait vivre qu’à Paris. Cette joie de Russe qui crache sur ses plaisirs était pour Auerbach une énigme indéchiffrable.

Il se trompait sur les autres, il se trompait aussi sur lui-même. Dès sa jeunesse, il s’est toujours considéré comme un sage, comme un philosophe, comme un disciple de Bénédict Spinoza, dont il avait fait le héros de son premier roman. Pourtant son Dieu ne ressemblait pas au Dieu de Spinoza. Il aimait à croire que l’univers était gouverné par un suprême moraliste, qui avait chargé les fleurs et les oiseaux, les plaines et les montagnes, de nous donner des leçons de sagesse, et qui au surplus avait pour principal devoir d’assurer leur subsistance aux écrivains souabes, spécialement à l’un d’entre eux qui était né à Nordstetten le 28 février 1812, Il était fermement persuadé qu’une

  1. Berthold Auerbach, von Julian Schmidt, dans le numéro de la Deutsche Rundschau du mois de septembre 1884.