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pris un peu au sérieux cette remarque. Mme de Sévigné n’était pas sans inquiétude sur les conséquences de ce mariage de raison, et elle ne demandait qu’à être tranquillisée sur les bons rapports des deux époux : » La province ne serait pas supportable sans cela. » Ces rapports n’étaient pas d’une tendresse vive et passionnée, mais nous avons vu qu’ils étaient convenables et même affectueux. Mme de Sévigné essaie de réchauffer cette froideur relative par ces paroles charmantes : « Conservez la foi de son cœur par la tendresse du vôtre. »

Quelles ont été les vraies pensées, les pensées intimes de Mme de Grignan en matière de religion ? Rien ne serait plus intéressant à savoir, rien n’est plus difficile à démêler. Mais comment s’expliquer ce jugement porté par Ninon et que Mme de Sévigné rapporte en ces termes : « Qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! Elle trouve que votre frère a toute la simplicité de la colombe, il ressemble à sa mère ; c’est Mme de Grignan qui a tout le sel de la maison et qui n’est pas si sotte d’être dans cette docilité. » Et quelqu’un ayant voulu défendre sur ce point Mme de Grignan devant Ninon, celle-ci le fit taire et « dit qu’elle en savait plus que lui. » Comment Ninon pouvait-elle se prononcer avec cette assurance ? D’où savait-elle les opinions de Mme de Grignan, si ce n’est peut-être par les confidences du chevalier de Sévigné, qui devait être sur ce point mieux informé que personne, peut-être même que sa mère ? On peut croire que ce sont là des exagérations de salon ; mais pourquoi Mme de Sévigné les réfute-t-elle d’une manière si vague ? pourquoi Mme de Grignan ne répond-elle rien, du moins à ce qu’il semble, à une inculpation aussi hardie ? Pas un mot d’allusion dans les lettres suivantes. D’ordinaire, cependant, la mère et la fille se répondent chapitre par chapitre. Un détail aussi intéressant et aussi vif ne peut avoir été passé sous silence que par le désir de ne point s’expliquer. Et cependant Mme de Grignan faisait ses dévotions, allait en retraite, et sa mère lui conseillait de ne pas se creuser l’esprit : « Les rêveries, dit-elle, sont quelquefois si noires qu’elles font mourir[1]. »

Sans pouvoir décider jusqu’à quel point Mme de Grignan était libre penseuse, nous savons certainement qu’elle avait un esprit fier et hardi qui allait droit au fond des choses et qui, même dans les relations de la vie, appliquait des vues dignes de Machiavel, dans un style que Mme de Sévigné déclarait « digne de Tacite. » C’est ainsi qu’en parlant de l’évêque de Marseille, qui fut la constante pierre d’achoppement que le comte de Grignan rencontra devant lui dans son gouvernement de Provence, elle disait : « Nous

  1. Voir aussi la lettre à son frère, du 11 août 1671.