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La Bruyère : « Je m’afflige de l’anéantissement des grandes maisons : c’est une parure de moins au monde. » Puis tout à coup, un rayon de lumière qui vient on ne sait d’où : « Adieu, ma fille ; le soleil dore nos montagnes ; les troupeaux bondissent dans les champs ; la joie et la vigilance animent tous les acteurs. » Y avait-il donc dans cette âme austère qui paraît n’avoir jamais aimé passionnément que deux choses, la pensée et les grandeurs, y avait-il quelque coin perdu où dormait un éclair de poésie que rien n’a éveillé, et que l’amour eût éveillé peut-être, si elle eût connu cette passion ? Ce sont là des mystères comme il y en a dans toutes les âmes, et ce sont ces profondeurs inconnues qui les rendent si intéressantes. Il y a là certainement de ces coins cachés dans Mme de Grignan ; il y avait en elle une source intermittente qui n’a jamais pu couler en abondance et avec liberté.

Mais il est temps d’arriver à notre véritable sujet, à savoir la correspondance de la fille et de la mère[1]. Ici, rien ne reste, absolument rien, tant on a pris soin de nous dérober toute espèce de traces. Nous n’avons plus d’autres témoin que Mme de Sévigné elle-même. C’est elle qui parlera pour sa fille ou qui la fera parler. Comme nous voulons essayer non un portrait de Mme de Grignan, mais une véritable restitution de ses lettres, nous suivrons simplement l’ordre de la correspondance, en relevant successivement les débris qui se présenteront à nous.

II

Mlle de Sévigné épousa le comte de Grignan en l’année 1670 ; après son mariage, elle resta encore quelques mois auprès de sa mère. Mais enfin, il fallut partir pour la Provence, dont son mari était gouverneur ; elle quitta Paris dans les premiers jours de février 1671 ; et pendant sa route même, elle commença à écrire à sa mère quelques lettres que celle-ci dut recevoir vers le 9 ou le 11 du même mois. Ces premières lettres paraissent n’avoir été que l’expression

  1. Pour ne rien négliger de ce qui nous a été conservé de Mme de Grignan, nous devrions parler du petit écrit intitulé : de l’Amour de Dieu (Lettres, t. XI), qui traite de la question du quiétisme et surtout de la querelle de Bossuet et de Fénelon. Ce morceau devrait nous permettre d’apprécier le talent philosophique de Mme de Grignan ; mais si nous devions la juger sur ce document, nous avouerons que le jugement ne lui serait pas très favorable. Ce petit travail n’est pas bon ; il est obscur, alambiqué ; impossible de savoir si l’auteur est pour Bossuet ou pour Fénelon ; c’est une prétention assez mal justifiée de trouver une moyenne entre les deux. Bref, il n’y a là ni agrément ni lumière. N’en parlons donc pas et bornons-nous aux lettres, dont les débris, si mutilés qu’ils soient, lui font beaucoup plus d’honneur.