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ne croyons pas qu’il y ait lieu à en tirer aucune conséquence contre le cœur de Mme de Grignan. Plus la douleur est profonde chez les personnes concentrées, plus elle a de la peine à s’épancher, surtout pour des indifférens. Laisser parler le cœur est souvent impossible à certaines natures ; elles ont honte de dire ce qu’elle sentent. Mme de Grignan avait au plus haut degré ce trait de caractère. Elle avait une impuissance et une stérilité d’épanchement dont il ne faut pas lui faire un crime, car elle en a eu conscience et elle en a souffert toute sa vie. Personne ne doutera qu’elle n’ait éprouvé une profonde douleur de la mort de son fils sur lequel s’étaient concentrées toutes ses affections et ses espérances ; et cependant la lettre qu’elle a écrite à ce sujet à Mme de Guitaut cache l’émotion plus qu’elle ne l’exprime : « Un cœur comme le vôtre, madame, écrit-elle, comprend aisément l’état déplorable où je suis et ne saurait lui refuser sa compassion. Il est très vrai que les seules réflexions chrétiennes peuvent soutenir en ces dures occasions ; mais que je suis loin de trouver en moi ce secours si désirable ! Je ne sais penser et sentir que très humainement, et pleurer et regretter ce que j’ai perdu. » Dans sa douleur, Mme de Grignan a encore assez de fierté pour ne pas affecter plus de religion qu’elle n’en a. C’était une personne peu expansive, mais c’était une personne vraie, comme disait sa mère. C’était cette vérité même qui ne lui permettait pas l’éclat de la douleur devant des indifférens.

Revenons à des lettres plus mondaines et plus riantes. Il y en a une à Mme de Coulanges, d’un extrême agrément, et où notre auteur déploie un talent descriptif des plus distingués, non pas sans doute dans le style de George Sand, mais à la manière de Fénelon. Voici, par exemple, le village de Mozargues dépeint en perfection : « Si vous vouliez, madame, une chambre dans cette bastide, vous vous délasseriez de la vue de nos bois, et vous verriez différens amphithéâtres richement meublés de dix mille maisons de campagne rangées comme avec la main ; vous verriez la mer d’un côté dans toute son étendue, et de l’autre resserrée dans des bornes qui forment un canal fort magnifique : c’est assurément une jolie solitude. » Tel est le cadre du tableau : voyons-y vivre les habitans ; ici l’imitation ou le souvenir de Télémaque paraît sensible : « Il n’y a rien à craindre dans ce lieu que de vivre trop longtemps ; on n’y voit que des personnes qui meurent à cent dix ans ; on ne connaît point les maladies ; le bon air, les bonnes eaux font régner non-seulement la santé, mais la beauté. Dans ce canton, tous ne voyez que de jolis visages, que des hommes bien faits ; et les vieux comme les jeunes ont les, plus belles dents du monde. S’il y a un peuple qui arrive à l’idée du peuple heureux représenté dans Télémaque,