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défend contre sa fille le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître et sur lequel les avis étaient partagés. On peut juger ici de la différence de talent entre les deux mères. Quand il s’agit d’un livre sur lequel Mme de Sévigné n’est pas d’accord avec sa fille, elle esquive la discussion et s’en tire par un trait vif, plaisant ou aimable. Ici, au contraire, Mme de Grignan creuse, discute, prouve ; c’est une leçon, et même sur un ton médiocrement aimable ; on voit que la philosophe ne supportait pas volontiers la contradiction. Quoi de plus innocent que ce que disait sans doute Mme de Simiane ? c’est que la peinture des amours de Calypso et d’Eucharis ne sont pas trop d’accord avec le caractère d’un archevêque, et c’était l’opinion de Bossuet. Mais Mme de Grignan, qui en tout était assez libre penseuse, n’était pas de cet avis : « Ce n’est point un archevêque, disait-elle, qui a fait l’île de Calypso ni Télémaque ; c’est le précepteur d’un grand prince qui devait à son disciple l’instruction nécessaire pour éviter tous les écueils de la vie humaine, dont le plus grand est celui des passions. Il voulait lui donner de fortes impressions des désordres que cause ce qui paraît le plus agréable. » Elle se plaint à sa fille du « ridicule » que celle-ci avait jeté sur le Télémaque ; elle lui cite l’exemple des pères de l’Oratoire, et même de Port-Royal, qui font lire aux jeunes gens les poètes anciens « quoique pleins d’une peinture terrible des passions ; » tandis que, « dans Télémaque tout est délicat, pur et modeste. M. d’Andilly a traduit le IVe et le VIe livre de l’Enéide ; personne ne l’obligeait à mettre en langue vulgaire la peinture de la passion la plus forte et la plus funeste qui ait jamais été. » Elle s’arrête enfin, un peu honteuse d’un plaidoyer si vif en matière si peu grave ; mais elle en rejette le tort sur sa fille, en mêlant d’une manière assez étrange le vous et le tu : « Je vous réponds bien sérieusement, ma fille, j’en suis honteuse ; car tant que tu parleras en enfant, je ne dois pas prodiguer la raison et le raisonnement[1]. »

Il ne faudrait pas trop tirer avantage contre Mme de Grignan des deux lettres que nous avons d’elle sur la mort de sa mère, et qui sont d’un style compassé et laborieux. Ce n’est pas là, dira-t-on, le langage vif et spontané de la douleur. Si surtout on se servait contre elle de ce qu’elle a copié dans une de ces lettres les phrases qui étaient déjà dans l’autre, on abuserait d’une sorte d’indiscrétion de la postérité : car des lettres écrites à des personnes différentes, très éloignées l’un de l’autre ne devaient pas être montrées. Ce sont là évidemment des lettres de convention ; mais nous

  1. On voit par ce passage que les parens disaient tu à leurs enfans tant qu’ils étaient enfans, et vous, quand ils étaient devenus adultes.