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de cette expansion, de cet abandon, de cette douceur et de cette tendresse dont témoigne chaque lettre de Mme de Sévigné ! Ici, l’amour maternel semble froid et compassé : « Je suis bien touchée de vos sentimens, écrit-elle, et de pouvoir faire votre joie et votre peine par la manière dont je vivrai avec vous ; je n’en saurais changer quand votre cœur fera son devoir : c’est lui qui est ma règle et qui détermine mes démonstrations. Vous êtes devenue si raisonnable que je puis vous répondre de moi, parce que je me réponds de vous. » Cette antithèse si savante est-elle une parole du cœur ? Est-il dans la nature des choses que l’amour maternel se règle, dans ses démonstrations, sur celles de l’amour filial ? Cependant les lettres de Mme de Grignan à sa fille n’étaient pas toujours d’un ton aussi sévère et d’une tendresse si parcimonieuse. Quelquefois elle s’abandonnait et daignait causer d’une manière vive et piquante. À son tour, elle était à Paris, tandis que sa fille restait en Provence, et elle lui écrivait, comme autrefois sa mère, des nouvelles de la cour. Elle laisse alors éclater ce talent de narration que Mme de Sévigné admire souvent, et dont il nous reste si peu de traces. Elle assiste à la toilette de la duchesse de Bourgogne, alors presque enfant encore, et elle décrit ce tableau avec un brio, une couleur, un mouvement tout à fait charmant : « Votre princesse, écrit-elle, a le plus joli, le plus brillant, le plus aimable petit minois ; un esprit fin, amusant, badin au dernier point. Rien n’est plus plaisant que d’assister à sa toilette et de la voir se coiffer et manger un pain au pât ; elle se frise et se poudre elle-même ; elle mange en même temps ; les mêmes doigts tiennent alternativement la houppe et le pain au pât ; elle mange sa poudre et graisse ses cheveux ; le tout ensemble fait un fort bon déjeuner et une charmante coiffure. » Voilà pour la duchesse de Bourgogne. Voici maintenant le pendant ; c’est le portrait de la duchesse de Bourbon. On dirait un tableau de Boucher : « La chambre est parfumée ; c’est l’air de Vénus qui descend des cieux, accompagnée des grâces qu’une divinité pourrait avoir dans le commerce des mortels ; sa beauté n’a jamais été dans un si haut degré de perfection. Avouez que la princesse de votre mère[1] pourrait bien être celle de tout le monde. » N’y a-t-il pas là un reflet de l’imagination maternelle, et n’avons-nous pas le droit de regretter tant de récits charmans que Mme de Sévigné signale dans les lettres de sa fille, et dont celui-ci, un peu recherché peut-être, peut nous donner quelque idée ?

Dans une autre lettre à Mme de Simiane, la savante comtesse

  1. Mme de Simiane appelait sa princesse la duchesse de Bourgogne, et Mme de Grignan avait pris pour la sienne la duchesse de Bourbon.