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toute filiale que ses propres lettres pouvaient servir à éclaircir et à vivifier les lettres maternelles ne pouvait avoir grande influence sur une personne médiocrement tendre et très orgueilleuse. Nous ne voulons pas lui prêter le sentiment peu gracieux de l’envie et de la jalousie à l’égard de l’esprit maternel ; mais nous pensons qu’amie du grand en toutes choses et sentant bien qu’elle ne serait pas au premier rang, elle ne voulut pas être au second ; et ce fut par excès d’amour-propre qu’elle tomba dans cet excès d’humilité. Quant à supposer que la destruction serait l’œuvre de Mme de Simiane ou du chevalier Perrin, nous ne pouvons admettre cette hypothèse. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la main qui ait détruit ces lettres, nous pensons qu’il y a eu là un mauvais calcul. Sans doute, Mme de Grignan n’eût pas égalé la gloire de sa mère, mais elle l’eût partagée. Elles eussent été inséparables dans la postérité. La comparaison d’ailleurs ne peut être évitée ; seulement elle a lieu sans preuves et sans pièces, et la comtesse est condamnée par défaut. Nul doute que ces lettres supprimées n’eussent plus de mérite que Mme de Grignan ne le disait. Sans avoir l’agrément ni la rare éloquence des lettres maternelles, elles devaient avoir leur originalité et leur prix.

Et cependant nous avons voulu lire et nous avons lu les lettres de Mme de Grignan, du moins ce qui en reste, et il en reste beaucoup plus qu’on ne serait tenté de le croire. Nous les avons lues où elles sont encore, c’est-à-dire -dans les lettres de Mme de Sévigné elle-même. Toute correspondance suppose toujours deux auteurs qui se répondent l’un à l’autre. Ici surtout, nous avons affaire à une mère curieuse et soucieuse de l’esprit de sa fille et lui rappelant sans cesse tout ce que celle-ci lui écrivait d’aimable et de charmant. Il est vrai que ce sont la plupart du temps des allusions plus que des citations, et que la curiosité est plutôt excitée que satisfaite. Mais les citations n’y manquent pas ; les analyses sont souvent claires et précises, et combien d’auteurs anciens dont nous n’avons pas de fragmens plus complets et plus exacts ! Ce sont donc les Fragmenta de Mme de Grignan que nous nous proposons de rassembler ; et, à l’aide de ces fragmens, nous essaierons de restituer et de reconstruire la correspondance détruite.

Après tout, lors même qu’on ne verrait, dans ce prétendu travail d’érudition et de reconstruction qu’un prétexte pour repasser d’un bout à l’autre et résumer à un point de vue nouveau la correspondance de « la délicieuse marquise, » comme l’appelait Walpole, on nous pardonnera ce détour. Si nous n’avons pas la comtesse de Grignan elle-même, nous l’aurons traduite et peut-être embellie par Mme de Sévigné, et peut-être cela vaudra-t-il mieux encore.