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philistin, l’ignare présomptueux, le cuistre qui fait l’entendu, l’imbécile qui s’estime l’égal de l’intelligent. « La vulgarité prévaudra, » comme le disait de Candolle en parlant des graminées. L’ère égalitaire est le triomphe des médiocrités[1]. » Voilà son opinion au point de vue esthétique. Son jugement n’est pas moins sévère au point de vue social. Il pense que, par l’excès de la démocratie, les peuples vont plutôt à leur châtiment qu’à la sagesse. La démocratie, faisant dominer les masses, donne la prépondérance à l’instinct, à la nature, aux passions, c’est-à-dire à l’impulsion aveugle, à la gravitation élémentaire à la fatalité générique. Il ne nie pas le droit de la démocratie ; mais (et c’est là un des exemples de la fameuse loi d’ironie) il n’a pas d’illusion sur l’emploi qu’elle fera de son droit. Le nombre fait la loi, mais le bien n’a rien à faire avec le chiffre. Toute fiction s’expie, et les sociétés modernes reposent sur cette fiction que la majorité légale a non-seulement la force, mais la raison. Il faut tenir compte aussi des Cléons qui flattent la foule pour se faire de la foule un instrument, qui fabriquent l’oracle duquel ils feignent d’adorer les révélations, qui dictent la loi qu’ils prétendent recevoir et proclament que la ioule se crée un cerveau, tandis que l’habile est le cerveau qui pense pour la foule et lui suggère ce qu’elle est censée inventer. — Ainsi pensait, ainsi écrivait Amiel dans une cité républicaine, en plein siècle démocratique. Évidemment son existence à cette date et en ce lieu était un anachronisme ; il le sentait et en souffrait.

Cet ensemble de circonstances explique, sinon le système d’Amiel (car, de fait, il n’en eut pas), du moins la tendance philosophique qui faillit prédominer dans sa pensée. A travers toutes ces impressions mêlées d’une vie solitaire, d’une nature rêveuse, d’un tempérament mélancolique, d’une santé précaire, d’une souffrance presque continue, au terme de ses réflexions sur la société humaine, sur le progrès illusoire qu’elle poursuit, sur le peu de bien, ou plutôt de mieux qui s’y réalise, sur les dangers de tout genre qui la menacent, sur l’espèce de barbarie scientifique qui semble y prévaloir, il ne faut pas s’étonner s’il arrive à se réfugier dans le rêve d’une sorte d’anéantissement qui n’est chez lui qu’une façon de fuir momentanément la vie. Ce que l’on est tenté de prendre pour une doctrine est tout simplement une crise cérébrale. Un jour, en regardant les berges du Rhône, qui ont vu couler le fleuve depuis dix ou vingt mille ans, il aura l’âpre sensation de l’inanité de la vie et de la fuite des choses, et il écrira cette belle page qui en résume vingt autres : « J’ai senti flotter en moi l’ombre du mancenillier.

  1. Pages 29, 30,118, 163, etc.