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bien n’être qu’une imperfection prétentieuse. Le devoir lui-même est le mal s’amoindrissant, mais il n’est pas le bien ; pour celui qui le pratique, il est le mécontentement généreux, mais non le bonheur. Absolument il y a progrès, et relativement il n’y en a pas. Les circonstances ont l’air de s’améliorer, le mérite ne grandit pas. Le capital de la bonne volonté n’augmente pas dans le monde. Tout est mieux, à ce que l’on assure, mais l’homme n’est pas positivement meilleur, il n’est qu’autre. Ses défauts et ses vertus changent de forme ; mais le bilan total n’établit pas un enrichissement. Mille choses avancent, neuf cent quatre-vingt-dix-huit reculent[1]. Est-ce bien la peine de faire tant d’efforts, de tant espérer, de mener à travers le monde des ambitions si hautes ?

Et puis, il y a cette terrible loi d’ironie qui vient à chaque instant tout bouleverser, les résultats qui semblaient le mieux acquis et les espérances les plus certaines. La loi d’ironie, c’est la duperie inconsciente, la réfutation de soi par soi-même, la réalisation concrète de l’absurde. Et, avec le règne de cette loi insensée, que peut-on attendre et que peut-on réaliser ? Les inventions modernes suppriment quelques causes de souffrance, cela est vrai ; l’humanité se croit sur le point d’être plus heureuse, elle ne le sera pas ; avec quelques améliorations physiques réalisées, de nouvelles causes de souffrir sont nées, plus d’exigences de bien-être, une conscience plus aiguisée de la douleur, un système nerveux saturé de civilisation, exaspéré par cela même. Tout cela, loi d’ironie. — Zénon, fataliste en théorie, rend ses disciples des héros ; Épicure, qui affirme la liberté, rend ses disciples nonchalans et mous. — Les jansénistes, et avant eux les réformateurs, sont pour le serf arbitre ; les jésuites pour le libre arbitre ; et cependant les premiers ont fondé la liberté, les seconds l’asservissement de la conscience. Encore la loi d’ironie ! — Chaque époque a ainsi deux aspirations contradictoires qui se repoussent logiquement et quelquefois vont au rebours de ce que chacune d’elles poursuit. Au siècle dernier, le matérialisme philosophique était partisan de la liberté. Maintenant les darwiniens sont égalitaires, tandis que le darwinisme prouve le droit du plus fort. Toujours la même loi ! L’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contresens en action, des paralogismes animés. La vie est un éternel combat qui veut ce qu’il ne veut pas et ne veut pas ce qu’il veut[2]. Et si vous élargissez le sens de cette loi, vous trouverez qu’une ironie suprême semble se jouer de l’homme en l’opposant à la nature,

  1. Pages 45, 107, 165, etc.
  2. Pages 212-268, etc.