se joue et se perd dans cette extase naturaliste par laquelle l’homme se dépossède de lui-même et se répand, se verse tout entier dans les choses, abdiquant l’action, l’effort, la vie même, qui est un effort perpétuel tendu vers l’être, pour se transporter dans l’existence universelle et s’y bercer dans le rythme d’une force qui n’est plus la sienne, mais celle de la nature, où il devient successivement tout être sans aucune forme déterminée, vivant la vie de l’animal, de la plante, du minéral, sentant à chaque degré décroître la volonté, le sentiment, la sensation, l’impression enfin, qui s’obscurcit et qui s’achève dans je ne sais quel voluptueux néant. — C’était aussi le sentiment douloureux d’une santé précaire, de plus en plus menacée, et qui lui imposait des idées noires. Quand l’homme extérieur se détruit et qu’il assiste à sa propre destruction, s’il ne se rattache pas à des espérances immortelles, s’il ne peut pas jeter l’ancre dans un dogme, s’il ne se prend pas tout entier à la foi, « qui est une certitude sans preuve, » la vie de chacun de nous n’est plus que « le démembrement forcé de son petit empire, le démantèlement successif de son être par l’inexorable destin. Et quoi de plus dur que d’assister à cette longue mort, dont les étapes sont lugubres et le terme inévitable ? »
Certaines de ses qualités mêmes se retournaient contre Amiel : je veux parler de ce sentiment passionné de l’idéal qui l’agitait stérilement et le brisait contre tous les obstacles. Il avait conçu une idée trop haute, irréalisable, de la vie, de la société humaine, de la destinée, du progrès. Il s’était forgé une utopie de ce qui devait être ici-bas ; il se désolait d’assister, jour par jour, à la ruine de ses belles chimères. Il y a des révoltes d’âme et de doctrine qui sont le résultat d’un grand espoir trompé, la protestation de la conscience contre le réel. L’idéal, pour Amiel, c’était l’anticipation de l’ordre par l’esprit. En voyant l’ordre, tel qu’il le concevait, si cruellement troublé par les événemens et par les hommes, il s’attristait et s’enfuyait ; il devenait le transfuge de la vie. Non-seulement il faut que nous assistions aux triomphes scandaleux de la force et de la ruse ; mais si l’on cherche les signes du prétendu progrès qui doivent consoler un philosophe du mal présent par la lente conquête du mieux, on ne les trouvera pas. Si l’humanité s’améliore, c’est malgré elle. Le seul progrès voulu par elle, c’est l’accroissement des jouissances. Tous les progrès en justice, en moralité, en sainteté, lui ont été imposés ou arrachés par l’effort de quelques justes, par quelque noble violence. Le sacrifice, qui est la volupté des grandes âmes, n’a jamais été et ne sera jamais la loi des sociétés. Le monde humain est encore sous la loi de la nature, il reste réfractaire, comme au premier jour, à la loi de l’esprit. Le perfectionnement dont nous sommes si fiers pourrait