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si elle a écrit pour être imprimée, si elle est une écolière de Voiture, comme on l’a dit. Ces assertions légères sont la preuve infaillible que l’on n’a pas lu ce dont on parle, que l’on ne connaît que la lettre sur le mariage de Mademoiselle, comme ceux qui n’ont jamais lu de Buffon que la phrase sur le cheval. Les longues lectures demandent de longs loisirs : ce n’est que pendant les vacances que l’on peut lire Saint-Simon, Clarisse Harlowe, la Correspondance de Grimm : je n’ose pas dire la Correspondance de Voltaire, car j’avoue, à ma honte, qu’elle m’a toujours ennuyé. Que de livres avons-nous lus de cette manière, sans trop distinguer le bon et le mauvais et en ne cherchant que ce qui nous amuse : histoire et littérature, mémoires, correspondances, voyages, romans et comédies, mais surtout rien de contemporain, car le contemporain ramène toujours plus ou moins de trouble et compromet la paix de la solitude et des bois. Le passé, en effet, a quelque chose de calmant, et c’est le calme que nous demandons surtout à la campagne et aux loisirs des vacances.

Parmi les lectures récentes que nous avons faites de cette manière, l’une des plus intéressantes et des plus piquantes a été la lecture des Lettres de Mme de Grignan. Eh quoi ! dira-t-on, avez-vous retrouvé ces lettres à sa mère, dont on n’a jamais vu une seule ? Comme l’heureux M. Capmas, auriez-vous mis la main sur un manuscrit inconnu de Mme de Sévigné contenant les lettres de sa fille ? L’altière comtesse aurait-elle caché quelque part ces lettres mystérieuses, afin qu’un jour on pût les découvrir et les remettre à côté de celles de sa mère ? En aucune manière. Tout porte à croire que, si les lettres de Mme de Grignan n’ont pas été retrouvées, c’est qu’on ne les retrouvera jamais, c’est qu’elles ont été détruites par elle-même, et détruites précisément pour éviter la comparaison que l’on aimerait tant à pouvoir faire. La correspondance des deux dames est remplie de cette comparaison, du moins de la part de Mme de Grignan ; elle ne cesse de déprécier son propre style et son propre esprit en les opposant à l’esprit et au style de sa mère. Mme de Grignan parait avoir compris une des premières le génie de Mme de Sévigné et avoir deviné sa gloire future. Le soin avec lequel elle a conservé les lettres maternelles prouve qu’elle a prévu leur publication ; mais ce qui le prouve encore plus, c’est la disparition de ses propres lettres. Ces lettres étaient restées en la possession de Mme de Sévigné, qui, bien sûr, les avait gardées avec un soin jaloux. A sa mort, elles ont dû rentrer entre les mains de sa fille. Pourquoi celle-ci les eût-elle détruites si elle n’eût prévu la destinée brillante de celles de sa mère et si elle n’eût voulu éviter de paraître à son désavantage dans une si belle société ? La pensée