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par lesquelles il se sent en communication avec la nature. Quelle belle matinée que celle du 22 mai 1879 qu’il nous décrit, et comme nous en jouissons avec lui ! « Lumière caressante, bleu limpide de l’air, gazouillemens d’oiseaux, il n’est pas jusqu’aux bruits lointains qui n’aient quelque chose de jeune et de printanier… Je me sens renaître. Mon âme regarde par toutes ses fenêtres. Les formes, les contours, les teintes, les reflets, les timbres, les contrastes et les accords, les jeux et les harmonies le frappent et le ravissent. Il y a de la joie dissoute dans l’atmosphère. Mai est en beauté. » — Les paysages se multiplient sous sa plume avec des nuances infinies ; son âme vibre à chaque sensation qu’il reçoit du dehors. Parfois il lui prend une sorte d’épouvante devant ces tentations de la beauté des choses, de la vie qui éclate partout au dehors et qui jette ses appels et son défi dans la solitude où il s’est réfugié : « Ah ! que le printemps est redoutable pour les solitaires ! Tous les besoins endormis se réveillent, toutes les douleurs disparues renaissent ; les cicatrices redeviennent blessures saignantes, et ces blessures se lamentent à qui mieux mieux… On ne songeait plus à rien, on avait réussi à s’étourdir par le travail, et tout d’un coup le cœur, ce prisonnier mis au secret, se plaint dans son cachot, et cette plainte fait chanceler tout le palais au fond duquel on l’avait muré[1]. » De quel style ardent, confus, tumultueux, il nous décrit l’ivresse où le plonge cette résurrection des forces vives de la nature : « Délices de la promenade au soleil levant, nostalgie du voyage, soif de joie, d’émotions et de vie, rêves de bonheur, songes d’amour,.. soudain réveil d’adolescence, pétillement de vie, repoussée des ailes du désir ; aspirations conquérantes, vagabondes, aventureuses ; oubli de l’âge, des chaînes, des devoirs, des ennuis ; élans de jeunesse comme si la vie recommençait… Notre âme se disperse aux quatre vents… On voudrait dévorer le monde, tout éprouver, tout voir… Ambition de Faust, convoitise universelle ; horreur de sa cellule ; on jette le froc aux orties, et l’on voudrait serrer toute la nature dans ses bras et sur son cœur. O passions, il suffit d’un rayon de soleil pour vous rallumer toutes ensemble[2]. » La vie de nature le reprend tout entier, l’arrache à ses paperasses et à ses livres, fait frissonner et bouillonner en lui toutes les sèves ; il sent éclater comme des envies impétueuses et des fureurs de vie imprévues et inextinguibles.

À ces traits et à mille autres qui éclatent presque à chaque page, on reconnaît qu’Amiel vit dans une profonde harmonie avec la nature, qu’il vit de sa vie, mourant de sa mort apparente l’hiver,

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