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ses routines. Son défaut principal, c’est le tâtonnement ; il a recours à des locutions multiples qui sont autant de retouches et d’approximations successives. Il se gourmande à ce sujet : « Il conviendrait, dit-il, en s’apostrophant lui-même, de t’exercer au mot unique, c’est-à-dire au trait à main levée, sans repentir. Mais, pour cela, il faudrait te guérir de l’hésitation. Tu vois trop de manières de dire ; un esprit plus décidé tombe directement sur la note juste. Pour arriver à la touche décisive, il faut ne pas douter, et tu doutes toujours. L’expression unique est une intrépidité qui implique la confiance en soi et la clairvoyance. » Il s’excuse sur le genre du journal, qui, étant une rêverie, bat les buissons à l’aventure. C’est aussi une causerie du moi avec le moi, c’est un éclaircissement graduel de la pensée : de là les synonymies, les retours, les reprises, les ondulations. L’auteur tourne et retourne en tout sens son idée afin de la mieux connaître, d’en prendre conscience. Il pense plume en main, il se débrouille et se dévide. Chaque genre a sa forme de style correspondante : le journal observe, tâtonne, analyse, contemple ; l’article veut faire réfléchir, le livre doit démontrer[1].

On aurait d’autres reproches, et plus sérieux, à faire à l’écrivain. Son style abonde en abstractions germaniques. Il parlera sans sourciller, au milieu de pages charmantes, et sans souffrir du contraste, de sa faculté de métamorphose ascendante ou descendante à travers les règnes de la nature, de son extrême facilité de déplication et de réimplication, d’objectivation impersonnelle ; il s’apparaît à lui-même comme déterminabilité et formalité pures. Cela est allemand ; mais combien on pourrait citer aussi de ces mots émigrés depuis deux siècles, qui ont perdu leur saveur et qui n’ont plus que leur étrangeté, ou bien encore des néologismes maladroits, des inventions malheureuses, comme celles-ci, la suite soubresautée des événemens, la crucifixion, un élixir roboratif ! De pareilles choses sont cruelles à entendre. Trop souvent aussi l’esprit s’alambique et s’obscurcit. On est tout surpris (sans doute notre auteur a sommeillé à la façon d’Homère) de rencontrer des phrases qui ne sont pas sorties du brouillard et du rêve : « La langue française ne peut rien exprimer de naissant, de germant ; elle ne peint que les effets, le caput mortuum, mais non la cause… Elle ne fait voir les commencemens et la formation de rien. La cristallisation n’est pas, chez elle, l’acte mystérieux par lequel une substance passe de l’état fluide à l’état solide, elle est le produit de cet acte[2]. » J’imagine Doudan lisant cela. Quelle torture d’esprit et quelle grimace ! — En revanche, et tout à côté,

  1. Page 230-232, etc.
  2. Page 184.