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lui en arracher une seule, même par la violence ; il l’a frappée, insultée, elle n’a pas ouvert la bouche. Un an après, sans plus d’explications, le commandant Chesneau et sa femme, née Pauline de Limières, ont obtenu le divorce par consentement mutuel. Pourtant le mari aimait sa femme, et la femme était innocente. La raison de cette catastrophe ? C’est que le commandant a une sœur ; c’est que cette jeune fille a été séduite par un officier ; c’est que l’officier, mourant sur le champ de bataille, a remis au capitaine les lettres de la jeune fille ; c’est que le capitaine a rapporté ces lettres à Mme Chesneau ; c’est que Mme Chesneau n’a pas voulu révéler à son mari le déshonneur de sa belle-sœur… Il ne fallait pas moins que la combinaison de ces causes saugrenues pour amener cet extraordinaire événement, ce divorce à la muette. Mais qu’on tire de droite et de gauche les matériaux les plus étranges pour former le terrain du drame, j’y consens, pourvu que ce terrain soit solide ; qu’on marie le Grand-Turc avec la république de Venise, dans le dessein de les faire divorcer, j’admets les négociations préalables : au moins sera-ce le Grand-Turc et la république de Venise, qu’il sera intéressant de voir attachés l’un à l’autre, et ce sera un point curieux de décider s’il vaut mieux qu’on les laisse liés ou qu’on les délie ; avant de le décider, ce sera un débat émouvant. Mais le commandant Chesneau et sa femme ! quelle réalité les sépare ? Aucune, sinon le caractère violent et jaloux de l’un et le trop de fierté de l’autre. Assurément l’un est un peu brute et l’autre est un peu sotte ; on peut trouver cependant qu’ils ne sont pas mal assortis ; on peut croire qu’après un temps d’épreuve, ils seront mûrs pour se raccorder. La moralité de leur histoire, c’est que, lorsqu’on est un honnête homme et une honnête femme qui s’aiment, il vaut mieux ne pas briser sa vie, même si les morceaux en peuvent resservir, pour des raisons imaginaires. Il est mauvais de croire, parce qu’on a vu un reflet de soleil dans une vitre, que le feu est à la maison et d’envoyer des hommes armés de haches en abattre le toit : est-ce une raison pour abolir les pompiers ?

Fondée sur un quiproquo, la pièce de MM. Emile Moreau et George André est un vaudeville pathétique sur le divorce, plutôt qu’un drame pour ou contre. En quelques points cependant, on croit sentir que, ce drame attendu, les auteurs pouvaient le faire. La scène où Mme Chesneau, devenue Mme de Kersen, sent s’agiter devant elle un fâcheux souvenir est mal préparée ; le style y fait défaut comme dans presque tout le reste : elle est indiquée pourtant ; mieux traitée, elle serait de l’ordre le plus haut. La réplique de l’héroïne contre les sermons de sa belle-sœur, — sermonnaire étrangement choisie ! — sonne franc et juste : on a fort applaudi cette revendication des droits de la femme à la vie et l’amour. De même, vers le dénoûment, sa réponse un peu tardive à l’apostrophe du premier époux : c’était la nature enfin et la loi