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bonne fortune : on cachait le cadavre, on découpait les chairs en tranches minces, on les séchait au soleil pour les conserver comme des provisions précieuses et, avec les os, on assaisonnait pendant plusieurs jours les quelques herbages que l’on trouvait encore dans les forêts. Thadée Yang vit de ses yeux un père de famille apporter à ses enfans la tête d’un supplicié qu’il venait de dérober sous les remparts : il la jeta au feu et quand les surfaces furent grillées, chacun en arracha sa part ; on la remit au feu pour la déchirer de nouveau. Enfin ils la brisèrent, s’en partagèrent les morceaux et les rongèrent jusqu’à ce qu’il ne restât plus que l’os. » Au chef-lieu de la province, à Hien-y-Huen, où Thadée passa plusieurs mois, la chair humaine se vendait publiquement au marché. Il arriva qu’une femme ayant mangé le corps de son mari, et des petites filles le corps de leur grand-père, le mandarin, pour rappeler le respect dû aux ancêtres, prohiba la vente de la chair humaine, mais il fit exception dans son édit pour la chair des suppliciés. Cinq ans après, cet abominable trafic se continuait encore, malgré les efforts des autorités chinoises, et l’on peut voir, aux archives des missions étrangères, un de ces édits que les mandarins faisaient placarder sur les portes des villes et des marchés. Il a été ainsi traduit par Mgr Faurie, qui l’a envoyé au supérieur des missions : « Édit du sous-préfet Sen. Défense de manger des cadavres humains. Quiconque contreviendra au présent édit sera décapité. 3e lune, 1er jour. » Même après la fin de la guerre civile, le sel se vendait encore, dans les villes les plus favorisées, sur le pied de trois francs la livre ; et le riz, qui fait le fond de la nourriture du peuple et se vend d’ordinaire de 10 à 12 francs la mesure, se maintenait au prix de 95 francs, prix de famine dans un pays où l’on vit habituellement pour 180 à 200 sapèques, c’est-à-dire pour 0 fr. 18 à 0 fr. 20 par jour. Aussi la population était-elle décimée par la faim. « On ne peut sortir, écrivait en France Mgr Faurie, sans rencontrer cinq ou six cadavres étendus sur le pavé. Tout le monde passe indifférent et je commence, hélas, à m’y habituer moi-même. Réduit, faute d’argent, à une impuissance absolue, je passe… comme les autres ! » La conséquence inévitable d’une pareille situation était l’éclosion de maladies contagieuses : le choléra et le typhus vinrent ajouter leurs ravages à ceux de la guerre, de la misère et de la famine. La population de la province de Kouy-Tchéou tomba de quinze millions à huit ; les provinces de Kouan-Si et de Kouan-Tung ne furent guère moins éprouvées : les provinces les plus épargnées perdirent un cinquième de leurs habitans.

Croirait-on qu’une pareille misère n’arrêtait pas les exactions des mandarins ? Les localités qui faisaient leur soumission et même les habitans qui n’avaient point trempé dans l’insurrection, mais qui