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l’exprimer au moment même où il se déclare désireux de conclure la paix ? Si une guerre sans but doit se poursuivre aussi longtemps qu’il y aura des soldats à mettre en présence, la lutte n’est pas près de finir, quelles que soient les troupes que l’Angleterre puisse faire entrer en ligne, car la Chine, outre les hommes vaillans qui sont réunis ici, a encore les troupes qu’elle peut lever au-delà de la frontière, et celles qu’elle peut faire venir de ses différentes provinces. » Malgré cette assurance apparente, le prince Kung était convaincu de la nécessité de traiter : il l’eût été bien plus encore s’il eût connu le véritable état des choses. Plusieurs provinces ne communiquaient plus avec Pékin, et les autorités des autres provinces envoyaient des rapports mensongers où les échecs des forces impériales et les succès des rebelles étaient dissimulés.

La menace lancée par lord Elgin dans sa dépêche suffit à prouver qu’il eût été facile aux chefs taïpings de s’assurer l’alliance et la coopération des Européens ; mais l’infatuation s’était emparée d’eux. Une fois maître de Nankin, Tien-Wang s’était installé dans le palais, magnifiquement restauré, des anciens empereurs Mings : il avait fait choix de trente femmes, parmi les plus belles, pour composer son sérail ; il ne se fit plus servir que par des femmes, et il ne se montra plus une seule fois en public. Il abandonna la conduite des affaires à ses ministres ; mais la discorde et la jalousie se mirent entre ceux-ci. Tung-Wang, le premier ministre, prétendait avoir des communications avec le ciel : il s’autorisa de ces relations surnaturelles pour dénoncer à Tien-Wang les chefs qui lui déplaisaient et pour les faire mettre à mort. Ceux qui se croyaient menacés par lui l’accusèrent près de Tien-Wang de viser à s’emparer du pouvoir suprême, et lorsqu’il se fut attribué, dans un document public, le titre de distributeur divin de la force, sa mort fut résolue. Cependant, l’union devenait nécessaire, car la mollesse à laquelle s’abandonnaient les Taïpings avait permis aux impériaux de relever leurs affaires. Au printemps de 1855, Tung-Wang, abandonnant toute pensée d’une marche offensive sur Pékin, avait fait repasser le Fleuve-Jaune, à l’armée qui, depuis deux ans, occupait une grande partie de la province de Shantung et était une menace permanente pour la capitale. Suivant ce mouvement rétrograde, un corps tartare manœuvrait pour reprendre possession du Grand Canal, tandis que les milices du Honan s’avançaient dans la direction de Nankin ; cependant le danger fut bientôt conjuré : les forces impériales furent battues et repoussées. La discorde reparut à Nankin avec la sécurité ; et après s’être assuré de l’assentiment de Tien-Wang, Peï-Wang tua en sa présence Tung-Wang d’un coup d’épée. Il fit aussitôt tuer non-seulement les trois frères de son ennemi, mais tous les partisans de celui-ci avec leurs