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m’est même pas permis de remplir les devoirs de représentant du peuple… Pour moi, dont l’existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs projets odieux, je consens à leur en faire le sacrifice, si leur affreux empire doit durer encore… Qu’ils courent à l’échafaud par la route du crime et nous par celle de la vertu… Qu’ils me préparent la ciguë ; je l’attendrai sur ces sièges sacrés ; je léguerai au moins à ma patrie l’exemple d’un constant amour pour elle, et aux ennemis de l’humanité l’opprobre de ma mort. »

Naturellement, et toujours comme Marat, il ne voit autour de lui que « des pervers, des intrigans, des traîtres[1]. » — Naturellement, chez lui comme chez Marat, le sens commun est perverti, et, comme Marat, il croit à la volée : « Je n’ai pas besoin de réfléchir, disait-il à Garat, c’est toujours à mes premières impressions que je m’en rapporte. » Pour lui, « les meilleurs raisons, ce sont ses soupçons[2], » et, contre ses soupçons, rien ne prévaut, pas même l’évidence palpable. Le 4 septembre 1792, dans un entretien intime avec Pétion, pressé de questions, il finit par dire : « Eh bien ! je crois que Brissot est à Brunswick[3]. » — Naturellement enfin, il se forge, comme Marat, des romans noirs, mais moins improvisés, d’une absurdité moins grossière, plus lentement élaborés et plus industrieusement concertés dans son cerveau de raisonneur et de policier. — Manifestement, dit-il à Garat[4], « les Girondins conspirent. — Et où donc conspirent-ils ? — Partout : à Paris, dans toute la France, dans toute l’Europe. A Paris, Gensonné conspire dans le faubourg Saint-Antoine en allant, de boutique en boutique, persuader aux marchands que, nous autres patriotes, nous voulons piller leurs boutiques. La Gironde a formé depuis longtemps le projet de se séparer de la France, pour se réunir à l’Angleterre, et les chefs de sa députation sont eux-mêmes les auteurs de ce plan qu’ils veulent exécuter à tout prix. Gensonné ne le cache pas ; il dit à qui veut l’entendre qu’ils ne sont pas les représentans de la nation, mais les plénipotentiaires de la Gironde. Brissot conspire dans son journal, qui est un tocsin de guerre civile ; on sait qu’il est allé en Angleterre, et l’on sait aussi pourquoi il y est allé ; nous n’ignorons pas ses liaisons intimes avec le ministre des affaires étrangères, avec

  1. Buchez et Roux, XX, 11, 18 (séance des Jacobins, 29 octobre 1792) sur Lafayette, les Feuillans et les Girondins. — XXXI, 360-363 (séance de la convention, 7 mai 1794), sur Lafayette, les Girondins, les Dantonistes et les Hobertistes. — XXXIII, 427. (Discours du 8 thermidor, an II.)
  2. Garat, Mémoires, 87, 88.
  3. Buchez et Roux, XXI, 107. (Discours de Pétion sur l’accusation intentée à Robespierre.) Pétion lui objecte très justement que a Brunswick serait le premier à faire couper la tête de Brissot et que Brissot n’est pas assez fou pour en douter. »
  4. Garat, 94. (Après la mort du roi, et un peu avant le 10 mars 1793.)