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défenseur des droits du peuple, » lui écrit la jacobinière de Bourges[1]. Au Salon de 1791, il y a deux portraits de lui, l’un avec cette inscription : l’Incorruptible. On joue au théâtre Molière une pièce de circonstance, où « il foudroie Rohan et Condé de sa logique et de sa vertu. » Sur son chemin, à Bapaume, les patriotes du lieu, les gardes nationales de passage et les autorités en corps viennent saluer le grand homme. La ville d’Arras illumine pour son arrivée. A la clôture de la Constituante, le peuple l’acclame dans la rue ; on a posé sur sa tête une couronne de chêne, on a voulu traîner son fiacre, on l’a reconduit en triomphe rue Saint-Honoré, chez Duplay, le menuisier qui le loge. — Là, dans une de ces familles où la demi-bourgeoisie confine au peuple, parmi les âmes neuves sur lesquelles les idées générales et les tirades oratoires ont toute leur prise, il a trouvé des adorateurs ; on boit ses paroles, on a pris de lui l’opinion qu’il a de lui-même ; pour tous les gens de la maison, mari, femme et filles, il est le grand patriote, le sage infaillible ; soir et matin, il rend des oracles, il respire un nuage d’encens, il est un dieu en chambre. Pour arriver jusqu’à lui, les croyans font queue dans la cour[2] ; admis un à un dans le salon, ils se recueillent devant ses portraits au crayon, à l’estompe, au bistre, à l’aquarelle, devant ses petits bustes en terre rouge ou grise ; puis, sur un signe de sa main, saisi à travers la porte vitrée, ils pénètrent dans le sanctuaire où il trône, dans le cabinet réservé où son principal buste, accompagné de vers et de devises, le remplace quand il est absent. — Ses fidèles sont à genoux devant lui, et les femmes encore plus que les hommes. Le jour où, devant la Convention, il prononce son apologie, « les passages[3] sont obstrués de femmes,.. il y en a sept ou huit cents dans les tribunes, et deux cents hommes au plus ; » et avec quel transport elles l’applaudissent[4] ! « C’est

  1. Hamel, I, 517, 532, 559 ; II, 5.
  2. Larevellière-Lépeaux, Mémoires. — Barbaroux, Mémoires, 358. (Tous les deux après une visite.)
  3. Ces dévotes de Robespierre, assidues aux Jacobins et à la Convention pour l’entendre et l’applaudir, étaient, d’après leur condition et leur costume, appelées « les jupons gras. »
  4. Buchez et Roux, XX, 197 (séance du 1er octobre 1792). — Chronique de Paris. n° du 9 novembre 1792, article de Condorcet. Celui-ci, avec sa finesse d’homme du monde, a très bien démêlé le caractère vrai de Robespierre. « Robespierre prêche, Robespierre censure ; il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite ; il tonne contre les riches et les grands, il vit de peu, et ne connaît pas les besoins physiques. Il n’a qu’une mission, c’est de parler, et il parle presque toujours. Il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte. Il s’est fait une réputation d’austérité qui vise jusqu’à la sainteté. Il monte sur les bancs, il parle de Dieu et de la Providence, il se dit l’ami des pauvres et des faibles, il se fait suivre par les femmes et les pauvres d’esprit, il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages. Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela. » — Parmi les dévotes de Robespierre, il faut citer Mme de Chalabre (Hamel, I, 515) et une jeune veuve (Hamel, III, 524) qui lui offre sa main et ses 40,000 livres de rente : « Tu es ma divinité suprême, lui écrit-elle, et je n’en connais pas d’autre sur la terre que toi. Je te regarde comme mon ange tutélaire et ne veux vivre que sous tes lois. »