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ministère anglais ; il atteint d’emblée le comble de la niaiserie chimérique[1]. Otez les phrases d’auteur, et ce n’est plus un chef de gouvernement qui parle, mais le portier des Jacobins. — Sur la France contemporaine et vivante, toute idée juste et précise lui manque : à la place des hommes, il aperçoit vingt-six millions d’automates simples qu’il suffit de bien encadrer pour qu’ils fonctionnent d’accord, et sans heurts ; en effet, par nature, ils sont bons[2], et, après la petite épuration nécessaire, ils vont tous redevenir bons : aussi bien leur volonté collective est « la voix de la raison et de l’intérêt public. » — C’est pourquoi, dès qu’ils sont réunis, ils sont sages. « Il faudrait, s’il était possible, que l’assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du peuple entier ; » à tout le moins, le corps législatif devrait siéger « dans un édifice vaste et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs. » Notez que, depuis quatre ans, à la Constituante, à la Législative, à la Convention, à l’Hôtel de Ville, aux Jacobins, partout où s’est trouvé Robespierre, les tribunes n’ont jamais cessé de vociférer ; au choc d’une expérience si palpable, si présente ; tout esprit s’ouvrirait ; le sien reste bouché, par le préjugé ou par l’intérêt ; la vérité, même physique, n’y a point d’accès, soit parce qu’il est incapable de la comprendre, soit parce qu’il a besoin de l’exclure. Il est donc obtus ou charlatan, et, de fait, il est l’un et l’autre ; car l’un et l’autre se fondent ensemble pour former le cuistre, c’est-à-dire l’esprit creux et gonfle, qui, parce qu’il est plein de mots, se croit plein d’idées, jouit de ses phrases, et se dupe lui-même pour régenter autrui.

Tel est son nom, son caractère et son rôle ; dans la Révolution, qui est une tragédie artificielle et déclamatoire, ce rôle est le premier. Devant le cuistre, peu à peu le fou et le barbare reculent au second plan ; à la fin, Marat et Danton sont effacés ou s’effacent, et Robespierre seul en scène attire à lui tous les regards[3]. — Si l’on

  1. Buchez et Roux, XXX, 225, 226, 227, 228. (Discours du 17 novembre 1793, et XXXII, 225, discours du 28 Janvier 1794.) « La politique du cabinet de Londres contribua beaucoup à donner le premier branle à notre révolution… (Ce cabinet) voulait, au milieu des orages politiques, conduire la France épuisée et démembrée à un changement de dynastie et placer le duc d’York sur le trône de Louis XVI… Pitt est un imbécile, quoi qu’en dise une réputation qui a été beaucoup trop enflée… Un homme qui, abusant de l’influence qu’il a acquise dans une île jetée par hasard dans l’océan, veut lutter contre le peuple français,.. ne peut avoir conçu un plan aussi absurde que dans la retraite des Petites-Maisons. » — Cf. Ibid., XXX, 465 ;
  2. Ibid., XXVI, 333. ( Discours sur la constitution (10 mai 1793), et XXXI, 275 : « Pour être bon, le peuple n’a besoin que de se préférer lui-même à ce qui n’est pas lui ; pour être bon, il faut que le magistrat s’immole lui-même au peuple. » — « Posez d’abord cette maxime incontestable que le peuple est bon et que ses délégués sont corruptibles… » XXX, 464. (Discours du 25 décembre1793.) « Les vertus sont l’apanage du malheureux et le patrimoine du peuple. »
  3. Cf. passim, Hamel, Histoire de Robespierre, 3 vol. C’est un panégyrique complet et détaillé. A quatre-vingts ans de distance. Robespierre, par son attitude et ses phrases, fait encore des dupes ; M. Hamel insinue deux fois qu’il ressemble à Jésus-Christ. En effet, il ressemble à Jésus-Christ comme les jésuites de Pascal ressemblent au Jésus de l’évangile.