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mener de haut et pendant quelques semaines un comité d’exécution. Mais le travail régulier, assidu, lui répugne ; il n’est pas fait pour les écritures[1], pour les paperasses et la routine d’une besogne administrative. Homme de police et de bureau, comme Robespierre et Billaud, lecteur minutieux., de rapports quotidiens, annotateur de listes mortuaires, professeur d’abstractions, décoratives, menteur à froid, inquisiteur appliqué et, convaincu, il ne le sera jamais ; surtout il ne sera jamais bourreau méthodique. — D’une part, il n’a point sur les yeux, le voile gris de la théorie, : il voit les hommes, non pas à travers le contrat. social, comme une somme d’unités arithmétiques,[2], mais tels qu’ils sont en effet, vivans, souffrans et saignans, surtout, ceux qu’il connaît, chacun avec sa physionomie et son geste. À ce spectacle, les entrailles s’émeuvent, quand on a des entrailles, et il en a ; il a même du cœur, une large et vive sensibilité, la sensibilité de l’homme de chair et de sang en qui subsistent tous les instincts primitifs, les bons à côté des mauvais, que la culture n’a point desséché ni racorni, qui a pu faire et laisser faire les massacres de septembre, mais qui ne se résigne pas à pratiquer de ses mains, tous les jours, à l’aveugle, le meurtre systématique et illimité. Déjà en septembre, « couvrant sa pitié sous ses rugissemens[3], » il a dérobé ou arraché aux égorgeurs plusieurs vies illustres. Quand la hache approche des Girondins, il en est « malade de douleur » et de désespoir. « Je ne pourrai pas les sauver ! » s’écriait-il, » et de grosses larmes tombaient le long de son visage. » — D’autre part, il n’a pas sur les yeux le bandeau épais de l’incapacité et de l’imprévoyance. Il a démêlé le vice intérieur du système, le suicide inévitable et prochain de la révolution, « Les Girondins nous ont forcés de nous jeter dans le sans-culottisme qui les a dévorés, qui nous dévorera tous, qui se dévorera lui-même[4]. » — « Laissez faire Robespierre et Saint-Just, bientôt il ne restera plus en France qu’une thébaïde avec une vingtaine de trappistes politiques[5]. » A la fin, il voit plus

  1. Archives, nationales ; papiers du comité de sûreté, générale, n° 134. — Lettre de Delacroix à Danton, Lille, 25 mars 1793, sur la situation de la Belgique et la retraite de Dumouriez… « En voilà si long que je crains bien que tu ne me lises pas jusqu’au bout… Oublie pour moi ta paresse ordinaire. » — Lettre de Chabot à Danton, 12 frimaire an II : « Je connais ton génie, mon bien-aimé collègue, et par conséquent ta paresse naturelle. J’ai dû craindre que tu ne me lirais pas jusqu’au bout, si je t’écrivais longuement. Pourtant, je compte aussi sur ton amitié pour espérer une exception en ma faveur. »
  2. On demandait au mathématicien Lagrange, sénateur sous l’empire, comment il avait pu voter les terribles conscriptions annuelles. Il répondit : « Cela ne changeait pas sensiblement les tables de la mortalité. »
  3. Garat, 310, 305, 313. « Ses amis avaient pour lui une espèce de culte. »
  4. Ibid., 317. — Thibeaudeau, Mémoires, 59.
  5. Quinet, la Révolution, II, 304 (d’après les : mémoires inédits de Baudot). Ces paroles de plusieurs amis de Danton portent la marque de Danton lui-même ; en tous cas, elles expriment très exactement sa pensée.