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que je vivrais. » — Au besoin, il serait général d’armée et général vainqueur : « rien qu’à observer deux fois la façon dont les Vendéens se battent, il trouverait le moyen de finir la guerre à la première rencontre[1]. » — « Si je pouvais supporter la route, je m’offrirais pour mettre mes vues à exécution ; à la tête d’un petit corps de troupes sûres, il est facile d’ensevelir, dans un seul jour, jusqu’au dernier des rebelles. Je ne suis pas étranger à l’art militaire, et je pourrais sans jactance répondre du succès. » — S’il y a des difficultés, c’est parce qu’on n’a point écouté ses avis ; il est le grand médecin politique : depuis le commencement de la Révolution, son diagnostic a toujours été sûr, son pronostic infaillible, sa thérapeutique efficace, humaine et salutaire. Il apporte la panacée, permettez qu’il l’administre ; seulement, pour qu’elle opère bien, il doit l’administrer lui-même. Mettez donc entre ses mains la lancette publique, afin qu’il puisse pratiquer la saignée humanitaire. « Telle a été mon opinion, je l’ai imprimée dans un écrit, j’y ai mis mon nom et je n’en rougis pas. Si vous n’êtes à la hauteur de m’entendre, tant pis pour vous[2]. » — En d’autres termes, aux yeux de Marat, Marat, unique entre tous par la supériorité de son génie et de son caractère, est l’unique sauveur.

A de pareils signes, le médecin reconnaîtrait à l’instant un de ces fous lucides que l’on n’enferme pas, mais qui n’en sont que plus dangereux[3] ; même il dirait le nom technique de la maladie ; c’est le délire ambitieux, bien connu dans les asiles. — Deux prédispositions, la perversion habituelle du jugement et l’excès colossal de l’amour-propre[4], en sont les sources, et nulle part ces sources n’ont coulé plus abondamment que dans Marat. Jamais homme, après une culture si diversifiée, n’a eu l’esprit si incurablement faux. Jamais homme, après tant d’avortemens dans la spéculation et tant de méfaits dans la pratique, n’a conçu et gardé une si haute idée de lui-même. En lui chacune des deux sources vient grossir l’autre : ayant la faculté de ne pas voir les choses telles qu’elles sont, il peut s’attribuer de la vertu et du génie ; persuadé qu’il a du génie et de la vertu, il prend ses attentats pour des mérites, et ses lubies pour des vérités. — Dès lors et spontanément, par son propre cours, la maladie se complique : au délire ambitieux s’ajoute la manie des persécutions. En effet, des vérités évidentes ou prouvées, comme celles

  1. Journal de la république française, n° du 6 juillet 1793.
  2. Moniteur (séance de la Convention, 25 septembre 1792). — Effectivement, Marat n’a jamais cessé de demander pour lui-même une dictature temporaire. (L’Ami du Peuple, n° 258, 268, 466, 668 ; et Appel à la nation, p. 53.)
  3. Cf. Moreau (de Tours), la Folie lucide.
  4. Chevremont, II, 81. « Peu après la prise de la Bastille, ayant à combattre la municipalité parisienne, je lui déclarai que j’étais l’œil du peuple, et que je croyais ma plume plus nécessaire au triomphe de la liberté qu’une armée de 100,000 hommes. »