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disputer ; il faut que vous ayez une belle patience pour lui entendre dire ses fades et fausses maximes. Je vous assure que, quoique vous m’ayez souvent repoussée politiquement sur ce sujet, je n’ai jamais cru que vous fussiez d’un autre sentiment que moi, et j’étais quelquefois un peu mortifiée qu’il me fût comme défendu de causer avec vous sur une matière que j’aime, sachant bien qu’au fond de votre âme, vous étiez dans les bonnes et droites opinions… Puisque vous lisez les Épîtres de saint Paul, vous puisez à la source, et je ne veux pas dire davantage. »

Nous avons déjà cité quelques-uns des traits mordans et acérés qui échappent à Mme de Grignan, et qui sont d’une tout autre touche que les petites méchancetés enjouées de Mme de Sévigné. Voici encore un trait de ce genre que celle-ci reproduit littéralement : « Vous m’avez réjouie en me parlant de ces carmélites dont les trois vœux se sont changés en trois choses tout à fait convenables à des filles de sainte Thérèse : l’intérêt, l’orgueil et la haine. » Mme de Sévigné n’a pas de ces duretés cruelles ; elle les admire dans sa fille, mais elle ne les trouverait pas d’elle-même. Voici un autre mot, vraiment éloquent, mais qui, cette fois, aurait pu être de Mme de Sévigné, car on en trouve souvent de semblables chez elle : « Mon Dieu ! que vous dites bien sur la mort de M. de La Rochefoucauld et de tous les autres. On serre la file, il n’y paraît plus. » Ailleurs, ce sont des traits de gaîté dont nous ne comprenons pas très bien le sens : « La comparaison de Carthage[1] et de votre chambre est tout à fait juste et belle ; elle saute aux yeux. J’aime ces sortes de folies. » Peut-être est-ce une pensée de sa fille qu’elle lui renvoie en ces termes : « Ce que tu vois de l’homme n’est pas l’homme[2], » car elle ajoute aussitôt : « Si j’avais quelqu’un à m’aider à philosopher, je pense que je deviendrais une de vos écolières. » Mme de Grignan lisait des livres un peu surannés, que le goût vif et pur de Mme de Sévigné n’aimait guère : « Je ne prendrai pas votre père Sénaut[3]. Où allez-vous chercher cet obscur galimatias ? a Mme de Grignan aimait à citer ou à refaire des maximes de La Rochefoucauld. Celui-ci avait dit : « Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison. » La comtesse retournait la proposition et disait : « Nous n’avons pas assez de raison pour employer toute notre force, » et sa mère trouvait qu’elle disait mille fois mieux que La Rochefoucauld. Une autre maxime fine et délicate est celle-ci : « Il est plus poli d’admirer

  1. Il s’agit de la chambre de Mme de Grignan à l’hôtel Carnavalet. Mme de Grignan avait fait probablement allusion au Pendent opera interrupta de Virgile.
  2. Ces mots sont en italiques.
  3. Auteur d’un traité estimé sur l’Usage des passions.