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le torysme, elle a eu pour premier résultat de soulever un conflit entre les deux chambres et de provoquer d’un bout à l’autre de l’Angleterre une vive effervescence, une bruyante agitation contre les lords. Beaucoup d’entre eux l’avaient prévu, et ils n’ont obéi qu’à leur corps défendant aux ordres qu’on leur donnait ; c’est un pénible sacrifice qu’ils ont fait à la discipline parlementaire. Ils savent depuis longtemps que la chambre haute telle qu’elle est constituée n’est guère en harmonie avec l’esprit du siècle. Ils sentent qu’on les aime peu, que c’est tout au plus si on les supporte, et ils s’appliquent à mériter la grâce qu’on leur fait par l’esprit d’accommodement qu’ils apportent dans toutes les querelles qu’ils peuvent avoir. Ils se regardent comme des valétudinaires qui ne sauraient prendre trop de soin de leur santé, trop surveiller leur régime, et ils sont toujours attentifs à éviter le serein et les courans d’air.

En vain ceux de leurs confrères qui ont l’humeur plus chaude et plus hardie leur représentent qu’avoir la peur du mal est avoir le mal de la peur, que l’excès des inquiétudes et des précautions est pire que la mort. Ils estiment que vivre est quelque chose, qu’un bon vieillard de petite santé, à qui on permet de s’asseoir sur le pas de sa porte pour y prendre le frais ou pour se chauffer au soleil, peut goûter encore quelque bonheur dans ce monde, et ils ne demandent qu’à prolonger leur existence en se garant de tous les accidens. Un proverbe anglais dit qu’il faut laisser tranquilles les chiens qui dorment : Let sleeping dogs lie. Les lords dont nous parlons en veulent au marquis de Salisbury d’avoir réveillé des chiens qui ne dormaient que d’un œil. Les plus gros se sont dressés en sursaut, les petits ont suivi leur exemple, et les uns jappant, les autres hurlant, ils remplissent le Royaume-Uni de leurs aboiemens furieux. Cette musique est fort désagréable pour les gens qui ont l’oreille délicate et elle est fort inquiétante pour ceux qui n’aiment pas à être mordus, d’autant que parmi ces chiens qu’on a réveillés il en est plus d’un qu’on soupçonne avec raison d’être atteint de la rage.

Les plus modérés des libéraux s’accordent avec les plus timorés des tories pour regretter que la chambre haute se soit compromise dans une aventure. Ils ont pour elle les meilleurs sentimens, ils souhaitent sincèrement sa conservation, pourvu qu’elle se tienne à sa place, qu’elle se consacre tout entière à la pratique des vertus douces et modestes, et qu’elle ne soit gênante pour personne. Ils sont fermement convaincus qu’un grand pays se trouve bien d’avoir une chambre de contrôle et de révision, armée d’un droit de veto suspensif, pouvant modifier ou rejeter les bills dont le vote n’est pas réclamé avec insistance et sur lesquels l’opinion publique est encore indécise. Ils ne pensent pas qu’elle1 commette une usurpation ni qu’on puisse l’accuser