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lord Salisbury veuille introduire dans la constitution anglaise une doctrine toute nouvelle, celle du plébiscite, ou une sorte de referendum tel que le pratiquent les démocraties les plus avancées. Mais, dans les conditions où il serait appliqué, ce référendum ne serait qu’une arme de parti. La chambre haute, ne se renouvelant point par l’élection, est comme le camp retranché ou la citadelle du torysme, et il est naturel de penser qu’elle ne ferait usage de son droit d’appel au peuple que pour donner des dégoûts aux cabinets libéraux ou pour hâter leur chute, mais qu’en revanche elle laisserait fort tranquilles ses amis quand ils seraient au pouvoir et ne se presserait pas de les traîner devant le grand juge d’en bas, qui n’aurait à prononcer que sur les affaires dont elle voudrait bien le saisir.

La nouvelle tactique adoptée par le marquis de Salisbury peut sembler fort habile, mais elle a ses dangers, et il n’est pas prouvé qu’elle procure au grand parti qu’il dirige plus de profits que de désagrémens. Les plébiscites sont une arme a deux tranchans qui blesse souvent la main qui s’en sert ; il faut les laisser aux Césars, qui en connaissent le maniement et qui, en interrogeant une nation, sont certains de lui faire dire tout ce qu’il leur plaît. Si les lords prenaient l’habitude de contraindre à en appeler au peuple les cabinets qu’ils n’aiment pas, il pourrait arriver que le chef d’un ministère libéral s’avisât de demander un jour à ce juge souverain s’il veut conserver la chambre haute. Dans le cas où la réponse serait négative, lord Salisbury serait-il disposé à passer condamnation ?

Une assemblée d’aristocrates qui recourt à la souveraineté du peuple pour s’affranchir d’un embarras momentané risque de s’en attirer de bien plus redoutables, et quand les chefs de parti n’hésitent pas à se tirer d’un mauvais pas en invoquant un principe dangereux, ils sont aussi imprudens que Sindbad le marin, qui, pour cueillir un fruit auquel sa main ne pouvait atteindre, fit monter sur ses épaules un petit vieillard de chétive apparence, que le ciel semblait lui envoyer à cet effet. Il se trouva que le petit vieillard avait des muscles d’acier, et lorsque Sindbad voulut se débarrasser d’un fardeau qui lui devenait incommode, l’autre lui serra si fort le cou de ses deux jambes entrelacées qu’il faillit l’étrangler. Quand on a pris des engagemens avec un principe, on ne se dégage pas toujours au gré de ses convenances, il y faut quelque cérémonie, et à notre époque surtout, les conservateurs doivent y regarder à deux fois avant de se lancer dans la politique plébiscitaire : « Ce n’est point ici un monde, disait un personnage de Shakspeare, où l’on puisse s’amuser à la poupée et jouer des lèvres. »

Mais quelque jugement qu’on porte sur la politique du marquis de Salisbury et sur les conséquences lointaines qu’elle pourrait avoir pour