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Personne ne croit plus à l’enfer du moyen âge. Mais nous entendons toujours Virgile parlant de Béatrix, qui l’envoie au secours de son ami d’enfance :


Lucevan gli occhi suoi più che la Stella ;
E cominciommi a dir soave e piana,
Con angelica voce in sua favella…


et cette harmonie enchanteresse ravit notre oreille, comme les chœurs de l’Elysée païen dans l’Orphée de Gluck. Nous pleurerons toujours avec Dante sur Françoise de Rimini, nous frémirons toujours avec lui au récit d’Ugolin. Quelles que soient ses convictions religieuses, quiconque a le sens poétique et musical sera éternellement charmé par la fameuse invocation :


Vergine Madré, flglia del tuo Figlio,
Umile ed alta più che creatura,
Termine fisso d’eterno consiglio ;
Tu se’ colei, che l’umana natura
Nobilitasti si, che ‘l suo fattore
Non disdegnò di farsi sua fattura…


Dans son commentaire pittoresque de la Divine Comédie, Stürler a suivi Dante pas à pas, en conservant scrupuleusement, religieusement en quelque sorte, le caractère de chaque scène. Les sujets y sont traités, comme on l’a fort bien dit dans un recueil spécial, d’un « crayon héroïque, » avec toute l’élévation et la grandeur de la peinture à fresque[1].

Au premier abord, je ne veux pas le dissimuler, l’œil est parfois étonné par certains détails qui choquent un peu les habitudes de notre éducation classique. Ainsi, par exemple, nous voyons au « sage » Minos les traits féroces d’un roi barbare avec une queue de serpent qui fait neuf fois le tour de son corps. Ailleurs, nous rencontrons des évêques, des abbés entièrement nus, mitre en tête et crosse en main, dont les corps obèses, les crânes tonsurés, les formes alourdies, choquent nos instincts esthétiques, habitués aux pures et sveltes nudités de l’antique. Mais, il ne faut pas l’oublier, c’est Dante qui l’a voulu ainsi. Minos est ici un démon, un bourreau, non un juge. Les damnés ne sont nullement pour le poète des formes abstraites de la beauté absolue. Ce sont des gens de son époque, sujets aux difformités et aux misères humaines, des gens qu’il a vus et touchés. Ne nous étonnons pas non plus si nous, trouvons à Géryon un visage trop débonnaire,

  1. Dans la publication de Firmin-Didot, les dessins originaux ont été reproduits par la photogravure. De là des imperfections assez nombreuses qui n’existent pas dans l’œuvre primitive.