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Seulement, pour aborder une dernière question qui a son intérêt, lorsqu’il s’agit de mettre sous une forme plastique les idées et les descriptions d’un poète ancien, l’artiste doit-il s’attacher à donner soigneusement à ses personnages le caractère, la physionomie, les costumes du temps, ou, librement, soit les placer dans un milieu idéal, abstrait, soit les animer dans une certaine mesure, tout au moins, des sentimens de sa propre époque ? Les raisons ne manquent pas en faveur de l’une ou de l’autre solution. On pourrait dire, par exemple, que le peintre du XIXe siècle qui voudra traduire le poète du XIIIe, ne réussira jamais complètement à passer dans un monde aussi profondément différent du sien ; qu’à cet effort constant et pénible il perdra quelque chose de la libre disposition de ses propres facultés ; que, d’ailleurs, il sera moins aisément compris de ses contemporains, ses juges naturels, on définitive. À ce point de vue, l’on a pu soutenir, sur un autre terrain, que les perruques et les ajustemens galans des acteurs du temps de Louis XIV étaient plus conformes à la vérité poétique, sinon à la vérité historique, que les costumes authentiquement grecs dont nos artistes s’affublent aujourd’hui pour représenter les personnages raffinés des tragédies de Racine.

Admirateur enthousiaste de l’Homère chrétien, Stürler a pris résolument le parti contraire. Il a consacré sa vie tout entière à commenter fidèlement, par le crayon, la grande épopée du moyen âge, en s’efforçant toujours, comme il le disait, « de transporter l’imagination dans le monde d’idées et de formes particulier au siècle et au génie du grand Florentin. » Pour atteindre à ce but, l’élève d’Ingres n’a pas hésité devant une résolution véritablement héroïque.

Je ne dirai pas qu’il ait en aucune manière renié le dieu de son maître, le divin Raphaël


Pingendi recte sapere principium et fons ;


mais, tout en lui conservant une dévotion raisonnable, il a pris pour guides et pour modèles préférés, les prédécesseurs de Sanzio, les Cimabue, les Giotto, contemporains de Dante, copiant leurs œuvres pendant des années pour s’en approprier le faire et le style.

Il est à peine besoin de dire que cette résolution. ne fut point le résultat d’un raisonnement, d’un système préconçu en dehors de toute impression pittoresque. En 1831, Ingres envoie son élève à Rome pour admirer les Stanze de son peintre favori. Stürler passe par Florence, où il croyait ne rester que quelques jours ; il y demeura vingt-cinq ans enchaîné, subjugué par le charme pénétrant de ces maîtres primitifs, dans lesquels il retrouvait, avec la même saveur, sinon avec la même puissance, la saisissante originalité de Dante lui-même.