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du roi d’Angleterre, eut la jambe cassée d’un coup de mousquet tiré des chaloupes anglaises. » De L’audace ! de l’audace ! les gros vaisseaux ont souvent les meilleures raisons pour en manquer ; les bâtimens de flottille n’en montreront jamais trop. Du 12 mai au 28 décembre 1877, les chaloupes russes ont attaqué huit fois, avec des torpilles portées au bout d’une hampe, les navires de guerre turcs mouillés dans le Danube ou à l’ancre sur la côte de Circassie. Les torpilleurs changeront évidemment, dans un avenir très prochain, les conditions de la guerre maritime. Un Canaris va pouvoir de nouveau mettre, à lui seul, un colosse en péril et une flotte en désordre : le plus difficile sera de trouver des Canaris.

L’auteur du manuscrit dont nous avons essayé d’éclaircir les leçons par nos commentaires, ne laissait pas lui-même de garder au fond du cœur quelque inquiétude sur les conséquences de ses préceptes. « Bien des personnes, dit-il, condamneront le combat près de terre ; elles craindront que le troupeau effrayé ne se sauve à la nage. Je ne crois pas que nous ayons à redouter de semblables faiblesses si le stratège observe exactement ce que nous lui avons prescrit, » en d’autres termes, si le stratège n’oublie pas de haranguer ses troupes. Hélas ! les beaux discours n’ont guère d’effet quand la panique s’en mêle et que le salut est à portée. L’empereur Léon doit en avoir fait, dans le cours de son règne, la douloureuse expérience, car les Institutions militaires, ouvrages dont la rédaction savante valut à son auteur le beau nom de philosophe, recommandent au stratège « de bien connaître le degré de courage, — l’empereur Napoléon disait le tirant d’eau, — de chacun de ses soldats. » Il placera sur le pont les braves qui doivent en venir aux mains avec l’ennemi ; il gardera en réserve sous la couverte les hommes dont la valeur lui sera suspecte.

Se proposer de vaincre « par stratagème ou par surprise, ne livrer de batailles rangées que dans les cas de nécessité extrême, » tel est, au IXe comme au Ve siècle, le fond de la tactique byzantine. Les aigles romaines ont suivi Constantin à Byzance ; la valeur romaine est morte, avec Promis, sur les bords du Danube. La gloire du nom romain n’en doit cependant pas trop souffrir : quel est le peuple dont la virilité ait jamais eu la vie aussi longue ?


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.