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dessein son estime toujours plus grande qu’il ne se persuade qu’elle est. Par exemple, s’il croit que son vaisseau a fait deux lieues par heure, il comptera demi-quart de lieue davantage, aimant mieux être vingt lieues en arrière que trop tôt en avant, de peur de se trouver à terre et en danger de se perdre, croyant en être encore bien loin… S’il faut doubler quelque cap la nuit ou durant la brume, il prendra toujours un demi-quart de vent plus vers l’eau pour éviter la terre, ou, si quelque marée portait dessus, prendra toujours un rhumb tout entier, plus ou moins, suivant la violence des marées… En temps de brume, il ne marchera que la sonde en la main, car la sonde, à proprement parler, appartient au pilote, et son devoir est d’avertir le maître de mouiller quand il juge à propos. » Les pilotes espagnols étaient payés par voyage et proportionnellement au tonnage du navire dont ils avaient pris charge. Pour un bâtiment de 100 tonneaux, leur salaire était fixé à 200 ou 250 ducats, à 400 ou 500 si le tonnage atteignait un de ces deux chiffres.

La marine française possède depuis quelques années une institution précieuse : l’institution des pilotes d’arrondissement. La conception première de cette création si utile remonte à l’année 1855 ; l’honneur de l’avoir présentée sous une forme immédiatement réalisable et pratique revient tout entier à un officier général éminent, M. le vice-amiral Pellion, qui était alors préfet maritime à Brest. Ces pilotes d’arrondissement ne sont, en aucune façon, des pilotes hauturiers comme l’étaient ceux de la casa de contratacion de Séville : ces derniers n’ont guère d’analogie qu’avec les masters de la marine anglaise. Les anciens pilotes espagnols et nos pilotes actuels d’arrondissement ont cependant un trait commun qui les rapproche : leur spécialité ne s’étend qu’à une portion bien déterminée de côtes. Nous revenons insensiblement, on le voit, aux traditions du moyen âge et à celles de l’antique monarchie. Tel pilote est déclaré apte à conduire un vaisseau de Rochefort à Brest, tel autre s’en chargera pour la traversée de Brest à Dunkerque. Sa présence à bord ne dispense pas cependant le capitaine de recourir, en certaines circonstances, aux services d’une autre classe de pilotes, sorte de micrographes qu’on appelle les pilotes lamaneurs. Ceux-là ne sont tenus de posséder que la connaissance approfondie d’une étendue de mer très restreinte, d’une entrée de port ou de rade, d’un goulet, d’une passe, d’un canal. Ils distinguent les roches a leur aspect et à leur gisement ; au besoin, si la brume survenait, ils les reconnaîtraient à leur voix, car, pour ces oreilles exercées, toutes les roches ne rendent pas le même son sous la vague qui les bat : les unes ont un mugissement sourd et caverneux, les autres répercutent un son clair, comme l’écho lointain du canon. Ce n’est pas