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l’invasion des barbares à l’intérieur est aussi essentielle, dans nos démocraties, que la défense contre les invasions de l’étranger. Nous croyons, pour notre part, qu’il serait désirable, tout le temps que le jeune soldat est à l’armée, de lui faire apprendre non pas seulement sa « théorie » militaire, mais aussi ce qu’on pourrait appeler sa théorie civique : les principes de la constitution française, l’organisation de l’état, les devoirs et les droits des citoyens. Cet enseignement devrait être fait au moyen de livres écrits en dehors de tout parti, de toute préoccupation politique ou religieuse[1].

En Belgique, actuellement on a institué des examens par lesquels on est admis à participer au droit de suffrage : il nous semble que c’est là un bon exemple à suivre[2]. Sans enlever leur droit de suffrage à ceux qui le possèdent, on pourrait rendre obligatoire pour les jeunes gens de dix-neuf à vingt et un ans un enseignement civique. Cet enseignement serait donné, par exemple, dans des cours d’adultes, une fois par semaine. Des examens seraient institués pour constater que l’instruction civique a été reçue[3].

  1. Ces livres seraient approuvés par l’unanimité d’une commission où la majorité et la minorité seraient représentées. Au besoin, ces ouvrages d’instruction précise pourraient affecter la forme que recommande M. Bluntschli quand il dit : « L’état, lui aussi, doit avoir son catéchisme. » Il ne serait pas aussi difficile qu’on le suppose de s’entendre sur la rédaction de ces catéchismes, auxquels on ajouterait des exemples pris dans l’histoire. L’essentiel, d’ailleurs, serait d’écarter absolument les questions religieuses ; pour être certain de ne point blesser les croyances, on pourrait s’entendre avec une commission de ministres des différens cultes et supprimer tout ce qui serait considéré comme blessant pour une des formes de la foi. Il ne faut pas, dans les questions de ce genre, que la majorité tienne la minorité comme non avenue, car il s’agit ici non d’une décision politique réclamant la simple majorité, mais d’un enseignement national réclamant l’unanimité.
  2. La nouvelle loi belge prend pour base de l’électorat la capacité, non censitaire, mais intellectuelle et morale. Un jury fait passer aux candidats un examen électoral, comprenant des questions très simples sur la morale, l’histoire de la Belgique, les institutions constitutionnelles, la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie. Avant d’en arriver là, on avait fait des expériences sur les résultats de l’enseignement primaire : on a soumis les miliciens, restés à l’école quatre ou six ans, à un examen d’une extrême simplicité. On leur a demandé, par exemple, quelles sont les quatre grandes villes du pays et les cours d’eau sur lesquels elles sont situées. 35 pour 100 n’ont fait aucune réponse ; 44 pour 100 n’ont fait qu’une réponse partielle. — À cette question : Par qui les lois sont-elles faites ? 50 pour 100 n’ont rien pu répondre ; 28 pour 100 ont répondu que les lois sont faites par le roi, ou par le roi et la reine, ou par les ministres, ou par le gouvernement, ou par le sénat ; 15 pour 100 ont satisfait à la question. Quand il a fallu citer un Belge illustre, 67 pour 100 ont cité des notabilités étrangères, prises dans tous les genres et dans tous les lieux ; 20 pour 100 n’ont pu citer que Léopold Ier ou Léopold II. Tels sont les effets insuffisans de la loi belge de 1842 sur l’instruction primaire. — En France, on devrait instituer des examens semblables dans les régimens et imposer l’examen électoral à tous les nouveaux électeurs.
  3. M. Bluntschli, sans entrer dans ces détails, propose à l’état pour modèle « la profonde habileté de l’église, » qui sait remplir les jeunes esprits de ses enseignemens et qui consacre en quelque sorte l’entrée du chrétien dans la vie par ce qu’elle appelle la « confirmation. » M. Bluntschli voudrait, lui aussi, une sorte de « confirmation et de consécration civique. » — « Pour exercer les droits civiques, dit-il, il faudrait avoir reçu l’éducation civique ou subi un examen correspondant. Une fête nationale annuelle remémorerait au besoin cette consécration civique. Le sentiment de l’état grandirait ainsi dans les esprits, et la capacité intellectuelle ou morale de l’électeur serait mieux assurée. »