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Plusieurs statisticiens l’ont remarqué, l’influence moralisatrice du savoir commence au moment où il cesse d’être seulement un « outil » pour devenir un « objet d’art[1]. » Moraliser, en effet, c’est élever les esprits au-dessus des vues égoïstes et des intérêts purement matériels, vers les idées générales et les sentimens impersonnels. Quand, dans une démocratie, l’idée religieuse est ébranlée, quand l’idée morale elle-même fait place de plus en plus à l’idée utilitaire, il ne reste plus, pour susciter des sentimens désintéressés, que l’amour du beau. Qu’est-ce d’ailleurs que le bien moral lui-même, une fois supprimée toute obligation mystique, sinon le beau moral ? C’est pour cette raison que l’instruction ne doit pas être seulement professionnelle et technique, ni même seulement scientifique : elle doit être littéraire et esthétique. Les démocraties attique et romaine avaient raison d’appeler tous les citoyens libres aux jouissances de l’art ; quand les Athéniens se rassemblaient sur l’agora ou les Romains sur le forum pour donner leurs suffrages, ils ne cessaient pas d’admirer autour d’eux les statues et les temples élevés aux dieux de la patrie.

Outre l’esprit de désintéressement, le citoyen des démocraties a besoin de connaissances précises en politique, et ces connaissances doivent être rendues obligatoires. En effet, dans les affaires qui ne concernent qu’un seul homme, cet homme a le droit d’être et de demeurer incapable : c’est sur lui seul que retomberont les conséquences de son incapacité. Mais il n’en est plus ainsi dans les affaires qui nous concernent tous ; il y a des garanties que la société entière peut exiger des associés : une certaine maturité non-seulement d’âge, mais d’intelligence et d’instruction. Pour reprendre ici l’antique comparaison du vaisseau, chère à Socrate, s’il s’agissait de diriger un navire par voie de scrutin, il serait naturel d’exiger de chacun une certaine connaissance des points cardinaux, du gouvernail, de la manœuvre. Tout au moins l’intérêt et le devoir de l’équipage serait-il de s’instruire, et le gouvernement aurait le droit d’établir comme obligatoire une certaine somme de connaissances techniques relatives à la construction du navire, à ses diverses parties et aux moyens de le diriger.

Stuart Mill disait que, pour avoir le droit de voter, il faudrait tout au moins être capable, au moment du scrutin, « de copier quelques lignes d’anglais et de faire une règle de trois. » Nous croyons peu,

  1. Voir M. Tarde, la Statistique criminelle, dans la Revue philosophique, 1883.