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Le meilleur moyen de résoudre, sinon entièrement, du moins en partie, l’antinomie du droit et de la capacité, c’est, selon nous, l’éducation. Mais il importe de s’entendre sur le caractère qu’elle doit offrir.

Le suffrage universel suppose deux conditions : d’abord, que la masse des citoyens aura la volonté du bien général, plutôt que de ses intérêts particuliers ; puis, qu’elle aura une connaissance du bien général suffisante pour imprimer à la politique une bonne direction. Ce sont là, à nos yeux, les deux « postulats » de la démocratie. Or, c’est à l’éducation qu’il appartient de les réaliser. Pour cela, il faut qu’elle développe les deux qualités essentielles du citoyen : désintéressement moral et sens politique. Il ne semble pas que notre éducation actuelle réponde à ce double besoin, ni dans l’enseignement primaire, ni dans l’enseignement secondaire, ni dans l’enseignement supérieur.

A notre époque, les sciences mathématiques et physiques sont principalement en honneur : nous leur devons les grands progrès industriels de notre siècle ; mais il ne faut pas croire que ces sciences puissent faire à elles seules ni des citoyens moralement désintéressés, ni des citoyens politiquement capables. L’instruction purement scientifique n’y réussit pas plus que l’instruction purement grammaticale. Aussi la statistique criminelle ne constate pas un grand avantage au profit de ceux qui savent simplement lire, écrire et compter. Elle constate même une bien plus grande criminalité chez l’ouvrier que chez le paysan, quoique l’ouvrier soit plus instruit[1].

  1. D’après la dernière statistique des prisons, sur 100 condamnés, il y avait : illettrés, 29 ; sachant lire, 12 ; sachant lire et écrire, 27 ; sachant lire, écrire et compter, 20 ; instruction primaire complète, 8 ; instruction plus élevée, 2. En somme, il y a 29 illettrés seulement sur 100 condamnés. Pour les femmes, il y en a 46. Les rapports officiels constatent et déplorent la faible influence restrictive exercée par l’instruction primaire sur la criminalité. Les départemens où la population des illettrés est la plus forte sont loin d’être toujours ceux où les accusés sont les plus nombreux, eu égard au chiffre de leur population. D’autre part, les campagnes, qui sont moins instruites, donnent 8 accusés par an sur 100,000 habitans, et les villes 16, juste le double. Le résultat est d’autant plus inquiétant que la force de prosélytisme, le prestige de l’exemple, l’influence dirigeante, en un mot, sont peu à peu enlevés aux professions libérales, où la criminalité n’est que de 9 accusés par an sur 100,000 personnes, pour passer non pas aux populations agricoles, où elle n’est que de 8 pour le même nombre de personnes, mais aux populations industrielles et commerçantes des villes, où elle est de 14 à 18. Les campagnes émigrent vers les villes. De 1851 à 1876, la population urbaine s’est élevée de 25 pour 100 à 32 pour 100. En même temps, les mœurs urbaines et les idées urbaines envahissent les campagnes : il en résulte un accroissement de la criminalité et, dans une certaine mesure, une démoralisation.