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IV

Outre l’opposition de la majorité et de la minorité, qui aboutît à la lutte des partis constitutionnels, le suffrage universel renferme une autre antinomie non moins inquiétante : celle de la quantité et de la qualité des suffrages. Réconcilier la supériorité numérique avec la supériorité intellectuelle, voilà la « quadrature du cercle » de la démocratie. On a proposé des solutions approximatives. Deux méthodes sont en présence : 1° évaluer numériquement la supériorité intellectuelle et attribuer plusieurs suffrages à l’homme instruit ; 2° instruire et éclairer assez la masse entière pour que la quantité des suffrages, en moyenne, coïncide avec leur qualité.

Stuart Mill a beaucoup insisté sur la première méthode, qui essaie de traduire la valeur intellectuelle en nombre et qui, selon le degré d’instruction, gradue le nombre de voix accordé à un seul individu : c’est le « suffrage plural. »

Mais ce système n’est pas sans danger : on ouvre la porte à l’arbitraire ; certaines classes de citoyens, en s’attribuant trop de voix, finiraient par constituer des oligarchies, d’autant plus que les classes plus instruites sont aussi plus aisées. Le seul cas où la pluralité des suffrages accordée à un individu aurait, chez nous, quelque chance de se faire admettre, ce serait plutôt celui où l’individu en question est, en réalité, le représentant de plusieurs personnes : tel est le père de famille ; il représente sa femme et ses enfans, il représente même toute une génération en puissance : il pourrait donc avoir deux voix[1].

  1. Malgré nos idées égalitaires, nous n’en sommes pas encore venus à vouloir que les femmes aient le droit de voter. Nous comprenons que leur incapacité politique est trop grande, que leur liberté de jugement et de conscience n’est pas entière, qu’elles sont toujours plus ou moins sous la tutelle de leur mari ou sous celle de leur confesseur. En un mot, nous cessons d’être naïvement égalitaires quand il s’agit d’égalité entre les personnes de sexe différent, sauf à le redevenir dès qu’il s’agit de personnes du même sexe à capacités très variées. Cependant, si on n’admet pas la participation directe de la femme et des enfans au suffrage, on pourrait admettre leur représentation par le chef de famille, auquel on accorderait deux voix au lieu d’une, comme mandataire des droits ou des intérêts d’une famille et non pas seulement d’un individu. Si on suppose que le jeune homme, mineur et incapable la veille, devient majeur et capable de gérer la fortune publique lorsque s’accomplit, à minuit sonnant, sa vingt et unième année, on pourrait bien supposer aussi que les pères de famille, qui ont, comme on dit, un établissement, des devoirs, nouveaux, des charges nouvelles, une plus stricte obligation de travail, de prévoyance, d’épargne, ont généralement l’esprit plus mûr, plus réfléchi, plus éclairé, et sont en moyenne deux fois majeurs. La prépondérance accordée aux représentant de la famille ne pourrait que fortifier l’esprit de famille lui-même, si important pour la nation, et assurerait en même temps, dans les affaires publiques, une part plus équitable à la maturité du jugement, à l’instinct de l’ordre, à l’esprit d’épargne. La femme, surtout, si elle reçoit elle-même une bonne éducation civique, exerce généralement une influence modératrice sur les penchans révolutionnaires, et on peut admettre qu’en général l’avis d’un père de famille est moins exclusivement individuel. Nous nous bornons à appeler sur ce point l’attention des lecteurs qui ont souci des conséquences futures du suffrage universel : toujours est-il que, dans une pareille réforme, l’inégalité apparente serait un retour à l’égalité réelle.