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lui-même. On empoisonne une source plus facilement que la mer.

Nous sommes donc obligés, dans la question du suffrage, de considérer uniquement la qualité d’homme et de citoyen en faisant abstraction des qualités intellectuelles et morales. Ne pouvant peser les têtes, il faut bien les compter. Il est logique, lorsqu’il y a conflit, que le nombre décide ; non parce qu’il est le nombre, mais parce qu’il représente plus de droits et de volontés. On dit alors : « Convenons unanimement de nous en rapporter à la majorité. » Ceux qui n’approuvent pas les décisions de la majorité ne peuvent, s’ils veulent employer des moyens pacifiques, que choisir entre les termes du fameux dilemme : se soumettre ou se démettre, et quitter le pays.

Tel est le principe sur lequel repose le droit de décision reconnu aux majorités par la totalité même. Mais, s’il y a là une convention nécessaire, il n’y a rien qui justifie l’orgueil des majorités triomphantes et leur prétention à représenter, par le seul fait de leur nombre, « la souveraineté nationale. » D’abord ce mot de souveraineté, en son sens absolu, devrait être banni de la science moderne, qui n’admet rien que de relatif, surtout en fait de pouvoir politique. Quant à la volonté nationale, elle ne réside que dans l’unanimité ; et encore l’unanimité, si elle n’était pas durable, ne serait qu’une somme de volontés particulières prêtes à se disperser en tous sens. L’agrégat des volontés individuelles n’est pas la vraie volonté organique de la nation. On voit donc que la majorité, au lieu de s’enorgueillir, devrait être modeste ; une bonne, éducation du suffrage devrait faire comprendre aux majorités qu’elles sont un substitut provisoire et faillible de la volonté universelle. A plus forte raison ne doivent-elles pas se persuader qu’elles représentent nécessairement la vérité et la justice. Enfin, elles devraient se souvenir qu’elles ont été minorité avant d’être majorité. C’est même la loi de l’histoire que l’opinion la plus vraie et la plus progressive soit d’abord celle d’un homme isolé, puis d’une minorité, avant d’être celle du plus grand nombre. Il y a donc de grandes chances pour que l’opinion de l’avenir soit actuellement dans l’une des minorités vaincues par la majorité ; mais dans laquelle ? C’est ce qu’il est impossible de savoir. L’erreur qui s’en va et la vérité qui arrive sont toutes les deux une minorité, et c’est précisément parce que nous ne possédons pas de critérium suffisant pour distinguer ici l’aurore du crépuscule que nous nous contentons de l’opinion la plus moyenne, comme offrant moins de chances d’erreurs et plus d’élémens perfectibles. Nous adoptons, faute de mieux, ce que Descartes appelait une morale de provision : en évitant toujours les opinions extrêmes, on peut ne pas suivre le