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tour, n’empêche pas le mouvement particulier de ses satellites. De plus, si le satellite a des habitans, son mouvement n’empêche pas les mouvemens en tous sens que ces habitans accomplissent à la surface. On a ainsi des différences de plus en plus complexes dans les détails, qui ne nuisent pas à la parfaite unité de l’ensemble. Tel devrait être le système des volontés humaines, à la fois un et divers, libre dans l’unité, libre aussi dans la diversité : chacune demeurerait, en se joignant aux autres, maîtresse et propriétaire de soi.

Mais il y a des circonstances où les diverses décisions sont absolument incompatibles entre elles ; en ce cas, de quel côté se diriger ? — Du côté de ceux qui ont pour eux la raison et le droit, répondent les partisans de l’aristocratie. — Mais comment savoir qui a pour soi la vérité et la justice ? Nous ne possédons pas un critérium pour reconnaître « les mauvais et les incapables, » comme nous en possédons pour reconnaître les infirmes, les boiteux, les scrofuleux ; c’est pour cela qu’il est inexact d’assimiler le suffrage universel à la philanthropie mal entendue, cette sélection à rebours au profit des faibles et des mauvais. L’instruction même n’est pas un critérium suffisant de capacité politique ; comme nous le montrerons tout à l’heure, l’instruction se trouve coïncider avec l’aisance ou la richesse, le privilège attribué à l’instruction se changerait en un privilège attribué à l’argent. En fait, l’instruction n’a jamais donné l’impartialité aux classes riches tant qu’elles sont restées des classes privilégiées, au lieu d’être simplement des classes dirigeantes. Le suffrage restreint, d’après l’expérience acquise, a montré les mêmes vices que celui du grand nombre : corruptibilité vanité, préjugés, ignorance, méfiance de la liberté, amour de la protection. La bourgeoisie et la noblesse, ici, n’ont pas plus le droit de s’enorgueillir que le peuple. Tout comme le peuple, elles ont, par opposition à l’intérêt général, leurs intérêts égoïstes ou ce que Bentham appelait, au sens latin du mot, « leurs intérêts sinistres. » Les mauvais et les incapables, dont parle M. Schérer, peuvent aussi bien se rencontrer dans les oligarchies que dans la masse de la nation ; l’histoire montre que toutes les aristocraties ont péri par leurs vices et leurs incapacités, et que les prétendus « meilleurs » sont souvent les pires. En appelant tous les citoyens au contrôle du pouvoir, sous certaines conditions de capacité que nous aurons à indiquer, on s’expose sans doute à y appeler des hommes sans valeur, mais on s’y exposerait encore plus en attribuant un privilège à certaines classes. La seule différence, c’est que l’élément mauvais, s’il existe dans une aristocratie fermée, l’a bientôt corrompue tout entière, tandis que, réparti dans une masse toujours ouverte et mouvante, il s’affaiblit et finit par s’éliminer