Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mandat un pouvoir sur autrui ; 3° capacité d’exercer une fonction sociale au nom de l’état. Telle est, si nous ne nous trompons, la vraie et complète conception qui contient en germe toute la philosophie du suffrage universel.

A plusieurs reprises, dans les constitutions françaises, on a inscrit ce principe capital que chaque député élu par les citoyens n’est pas simplement le mandataire de ces citoyens, mais le représentant de la nation tout entière ; d’où résulte la condamnation du mandat impératif. Combien d’électeurs qui ignorent ce principe et ne voient dans leur député que l’humble serviteur de leurs intérêts ! Certaine école d’économistes contribue elle-même à répandre cette erreur d’un individualisme excessif, qui fait de la représentation un simple moyen de défense pour l’intérêt des commettans et pour leur liberté individuelle. Non-seulement il faudrait que le rôle social du représentant fût sans cesse devant la pensée des électeurs, mais encore il faudrait que la fonction sociale de l’électeur même fût proclamée dans la constitution et surtout comprise dans la pratique. Chaque électeur est lui-même, au moment du vote, le représentant de la nation tout entière, qui, en lui confiant une charge, lui impose un devoir : il doit voter non pas seulement pour lui, mais pour les autres individus et pour la nation entière. Voilà le principe qui, avec plusieurs autres de même importance, devrait être écrit sur la carte même de l’électeur afin de lui rappeler son devoir au moment où il exerce son droit. Ou néglige trop, dans la vie civile, tous les moyens d’instruction qu’on sait employer dans la vie militaire : n’a-t-on pas avec raison inscrit sur le drapeau les mots : honneur et patrie ? Toute la vie civile devrait aussi se résumer en inscriptions capables de frapper l’esprit populaire, et on ne devrait négliger aucun moyen de rappeler sans cesse au peuple ses obligations : combien y a-t-il d’électeurs qui comprennent que le suffrage n’est pas seulement l’exercice d’une liberté, mais l’exercice d’une autorité ? Combien songent que leur vote est comparable au verdict d’un juré, avec cette différence que, dans un tribunal, il s’agit seulement de statuer sur le sort d’un individu, tandis que l’électeur statue sur le sort de la nation entière ? Si les désirs et les intérêts personnels n’ont rien à voir dans le verdict du juré, que sera-ce dans celui de l’électeur ? On exige du juré un serment de sincérité et de désintéressement ; on n’en exige pas de l’électeur ; il n’en est pas moins vrai que, de part et d’autre, toute vue égoïste est une trahison et un parjure.