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théorie, plus élevée et plus sûre que celles de la force et de l’intérêt, C’est surtout au nom du droit que les partisans de la démocratie justifient le suffrage universel. Au-dessus de la force publique et de l’intérêt public est la liberté publique. Celle-ci se résout elle-même dans la liberté de chacun : l’individu n’a donc pas le droit d’aliéner dans l’état, au profit d’un autre, et sa liberté propre et la liberté de ses descendais. Le suffrage universel a pour but de réserver la volonté des générations à venir, des nouveau-venus, des nouveaux occupans, et c’est pourquoi il entraîne la suppression des privilèges héréditaires, des aristocraties et des monarchies, de tout ce qui enchaîne définitivement les libellés présentes et futures.

Ce principe est moralement incontestable ; mais on ne comprend guère, généralement, les conséquences qui en dérivent. Au point de vue du droit, le suffrage implique, à notre avis : 1° un pouvoir sur soi ; 2° un pouvoir sur les autres individus ; 3° une fonction publique exercée au nom de la nation tout entière. La plupart des théoriciens de la démocratie ne voient que le premier de ces caractères. Écoutez les économistes, écoutez aussi les philosophes de l’école utilitaire, écoutez enfin certains partisans de la politique radicale : selon eux, le suffrage est un droit inhérent à la qualité d’homme et ayant pour but de sauvegarder la liberté individuelle au sein de l’état. — C’est bien là, en effet, un des buts du suffrage ; mais est-ce le but unique ? Non. Ce n’est pas seulement une certaine liberté sur moi-même que le suffrage me garantit, c’est encore une autorité sur autrui. Quand je vote, je ne suis pas seul intéressé, puisque je ne vote pas pour moi seul. J’exerce un pouvoir sur le domaine des autres individus, et les autres exercent un pouvoir sur le mien, tout comme s’il s’agissait de la gestion d’une propriété et de la répartition de ses produits. Ce pouvoir sur autrui, multiplié par le chiffre des votans ou tout au moins de la majorité, devient considérable et même menaçant. De là une seconde opinion qui considère le suffrage comme une part de pouvoir attribuée par un contrat réciproque à chaque associé, dans la grande société civile et politique. Cette doctrine assimile l’état à une association ordinaire, comme les compagnies anonymes qui se forment pour un objet industriel, commercial, scientifique. Dans ces compagnies, chacun a, comme on dit, voix au chapitre. Chaque actionnaire est consulté sur la direction de l’entreprise, parce qu’il est propriétaire d’une part du capital collectif : il a un droit de contrôle sur la gestion de cette part. — Quoique cette conception du suffrage ait sa vérité relative, elle repose encore, selon nous, sur une idée incomplète de l’état. L’état n’est pas une association