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celle de l’utilité et de la vérité telles que ce peuple les entend et peut actuellement les supporter. — Oui, mais le moment actuel est-il tout, ne faut-il point songer au lendemain ? L’imprévoyance, voilà précisément le grand défaut des masses : elles sont instinctives et non réfléchies. Calculer les effets lointains d’une mesure, s’élever au point de vue des générations à venir, savoir se modérer dans le présent, renoncer aux jouissances immédiates en vue de jouissances lointaines, peut-être même en vue d’un idéal dont on ne verra pas la réalisation : voilà qui dépasse généralement la portée moyenne des intelligences. Le sort de la démocratie est donc subordonné à l’existence d’un véritable esprit général et impersonnel dans la majorité des individus ; si cet esprit n’existe pas, le suffrage universel n’est plus qu’une lutte d’intérêts particuliers ; il dissout les masses en leurs élémens atomiques ; il entasse arbitrairement ces atomes et les livre à tous les vents. « Les voix des électeurs s’élèvent alors, selon le mot de M. Bluntschli, en tourbillons de poussière dans un sens ou dans l’autre, suivant la direction de la tourmente. » Ce n’est plus l’esprit d’un peuple qui manifeste son unité, c’est une mêlée d’égoïsmes qui n’aboutit qu’à une unité apparente et éphémère.

Il est vrai qu’on peut dire ; — Le meilleur moyen de développer dans une nation l’esprit général, l’esprit vraiment politique, c’est précisément de l’appeler tout entière à la vie politique. La participation de tous au pouvoir est un exercice utile pour tous et qui développe chez tous l’intelligence des intérêts nationaux. — Il y a du vrai dans cette théorie, mais il faut faire ici une distinction capitale. La situation qui donne le plus vif stimulant au progrès de l’intelligence politique, c’est la conquête du pouvoir, non le pouvoir conquis. Quand le peuple est en train de disputer ses droits contre l’oppression, son intelligence se développe ; quand la masse est devenue prépondérante, un courant tout contraire s’établit. Ceux qui possèdent le pouvoir suprême, que ce soit un seul, un petit nombre ou un grand nombre, n’ont plus besoin désormais des « armes de la raison ; » ils peuvent faire prévaloir leur simple volonté. Des hommes auxquels on ne peut pas résister sont ordinairement trop satisfaits de leurs propres opinions pour être disposés à en changer ou à écouter sans impatience quiconque leur dit : Vous êtes dans le faux. Stuart Mill concluait de là, avec beaucoup de justesse, que le véritable intérêt des démocraties serait de donner aux diverses classes assez de force pour faire prévaloir la raison, jamais assez pour prévaloir contre la raison. Or l’organisation actuelle du suffrage est loin de sauvegarder cet intérêt essentiel de la démocratie.

L’institution du suffrage universel s’appuie sur une troisième