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que vous voyez, pour obtenir d’elle un accueil favorable ? .. Ah ! Marianne, c’est un don fatal que la beauté ! .. » Quel discours mieux que cette anecdote fera voir comment procède la fantaisie de Musset ? « La fantaisie, disait-il lui-même, est l’épreuve la plus périlleuse du talent ; les plus habiles s’y fourvoient comme des écoliers, parce que leur tête est seule de la partie. Ceux qui sentent fort et vivement peuvent se livrer au dangereux plaisir de laisser courir leur pensée au hasard, parce que le cœur est là qui la suit pas à pas. » Par cette ondoyante méthode, il arrive souvent qu’on ne fasse qu’une esquisse ; un monstre, jamais : Marianne n’est pas un monstre, mais une esquisse, et qu’on nous permettra de préférer à bien des personnages finis.

Telle quelle cependant elle traverse la scène sans qu’une seule fois Cœlio lui adresse la parole : on blâme cette réserve comme une négligence de l’auteur, on prétend que dans ce silence lev drame n’éclate pas ; on voudrait que l’héroïne et le héros fussent aux prises, et que le pathétique jaillît de leur rencontre. En effet, d’ordinaire c’est ainsi que les choses se passent. Mais ne voit-on pas qu’ici, par exception, l’essentiel du drame est cette impossibilité où est le héros d’aborder l’héroïne ? « Quand je la vois, dit-il, ma gorge se serre et j’étouffe, comme si mon cœur se soulevait jusqu’à mes lèvres. » Assurément Rodrigue est moins embarrassé pour parler à Chimène ; Rodrigue est un autre homme que Cœlio, plus énergique et plus vivant ; le Cid est une autre pièce que les Caprices de Marianne, et plus considérable : est-ce une raison pour ne pas faire grâce à celle-ci ? Est-ce une raison surtout pour lui reprocher comme un défaut ce qui fait justement qu’elle existe ? « Ma langue ne sert point mon cœur, soupire Cœlio, et je mourrai sans m’être fait comprendre comme un muet dans une prison. » Faut-il exiger que ce muet soit mis en plein air et qu’il parle ? Ce sera le héros d’une autre fable, que nous applaudirons volontiers, pourvu qu’on ne nous force pas d’abord à renoncer aux Caprices.

On s’étonne que Cœlio se précipite au-devant des assassins ; on juge que cette mort volontaire a quelque chose de déraisonnable et d’imprévu, et l’on s’excuse par là de ne pas s’en émouvoir. En effet, Cœlio n’a que ces petits prétextes pour mourir : il a donné toute sa vie à l’amour, et l’amour le repousse ; il n’a d’autre consolation que l’amitié, il croit que l’amitié le trahit. Je félicite sur leurs exigences les critiques à qui ces raisons de désespérer ne suffiraient pas. Aussi bien, ils se plaignent que le poète les prend de court et qu’il engloutit Cœlio dans un abîme soudainement ouvert. Quels ménagemens, quelles indications réclament-ils ? Depuis son premier pas, tous les chemins mènent ce malheureux à cette fin. Dès son entrée en scène, sa face est pâle de sa mort future ; il se fait raconter par sa mère l’histoire d’un