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vulgaire ; l’une est la plus légère, la plus pétillante, la plus spirituelle qui jamais ait moussé dans une jeune cervelle ; l’autre est la plus tendre et la plus passionnée ; l’une et l’autre, combien simples et naturelles et françaises ! Ainsi opposées, avec quelle aisance elles se donnent la réplique ! Ce n’est que pour les initiés, tant que dure la pièce, que se trahit l’unité supérieure des deux héros ; le poète ne la révèle qu’à la dernière scène, lorsqu’il permet que la pensée de Cœlio se réfugie chez Octave et parle encore par sa bouche : « Adieu l’amour et l’amitié ! Ma place est vide sur la terre ! » — Dimidium animæmeæ ! .. Octave peut reprendre pour Cœlio cette jolie expression d’un ancien, et Cœlio l’aurait pu reprendre pour Octave ; jamais elle n’aurait été si juste : à la fin, ces deux moitiés d’âme sont réunies ; elles le furent dans la réalité, ou plutôt elles le sont toujours : s’il est des âmes immortelles, n’y faut-il pas compter celle de Musset ?

Ainsi, à ne prendre les Caprices de Marianne que pour un dialogue du poète avec lui-même, pour un duo de sa mélancolie et de sa gaîté, ce morceau nous paraîtrait encore un des plus caractéristiques dans son œuvre, étant de ceux où frémit le plus de sa personne ; il nous offrirait un intérêt humain et poétique de premier ordre : et comme, d’autre part, la musique du style est exquise, nous nous plairions à l’écouter. Aussi bien, nous voyons que l’auteur s’est dédoublé par miracle en deux personnages, également animés de son souffle, et de caractères opposés : que manque-t-il donc pour que le drame se lève ? Une femme. La voici, et « trois fois femme ! » si nous en croyons Octave ; mais faut-il l’en croire ? Les commentateurs ont peut-être entendu cette boutade avec trop de sérieux ; ils ont pâli sur la complication de Marianne et se sont fâchés de la trouver si compliquée. Les uns l’ont exorcisée comme une « conception diabolique du cerveau assombri de Musset ; » les autres se sont contentés de la trouver « énigmatique » et, ne se donnant pas pour des Œdipes, de la déclarer « inexplicable. » En quoi donc Marianne est-elle si diabolique, et, de grâce, en quoi si difficile à expliquer ? Elle est jeune et belle ; mariée à un vieillard odieux, elle s’ennuie. Cœlio l’aime : la belle affaire ! Est-ce une raison pour qu’elle l’aime ? Je sais bien que la scène se passe au pays de Dante, et que « l’amour ne dispense jamais l’être aimé d’aimer à son tour : Amor, che a null’ amato amor perdona… » C’est une belle parole ; mais ce n’est qu’une parole en tous pays. Cœlio aime Marianne parce qu’elle est belle ; parce qu’elle est belle, doit-elle l’aimer ? Il est devenu triste et gauche, parce qu’il l’aime : doit-elle aimer la tristesse et la gaucherie ? Il n’ose pas seulement lui adresser la parole : son silence doit-il la persuader ? D’ailleurs, Marianne est de bonne famille et hante les églises ; elle est décente et fière ; elle n’admet pas que la beauté soit aux ordres du premier désir qui passe ; elle a là-dessus de jolies pensées, où se glisse par avance la morale de certaine marquise